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M.
AGLIETTA est un des meilleurs spécialistes mondiaux des relations entre
la finance et l’économie. Sont résumés ici les idées essentielles de son
livre Macroéconomie financière (La Découverte, « Repères » éd.
1998). Qu’appelle-t-on
ancienne finance ? Nouvelle finance ? À quelles politiques économiques
fait-on allusion ? Les ancrages théoriques sont-ils identiques ?
Quels sont les événements qui expliquent historiquement le passage d’une
économie d’endettement à prix encadrés et surveillés par les États à une
économie financière de marché globalisée ? Pourquoi cette montée
en puissance de la finance depuis une vingtaine d’années ? La finance
doit-elle être au service de l’économie ou, à l’inverse, peut-elle s’opposer
aux intérêts de l’économie réelle ?
La
finance régule l’économie et influence fortement les économies nationales.
Pour M. AGLIETTA, le degré d’équilibre de l’économie réelle dépend de
l’organisation de son système financier. La libéralisation financière
du milieu des années quatre-vingt a tente de proposer une solution aux
déséquilibres de l’économie mondiale du moment. C’est une réponse des
États pour financer les déficits publics et extérieurs de l’époque tout
en luttant contre l’inflation. Dans
les années soixante-dix, désordres monétaires internationaux et chocs
pétroliers ont gravement déséquilibré l’économie mondiale. De nombreux
pays non pétroliers, comme la France, ont subi à la fois des déficits
extérieurs, un ralentissement de la croissance et une accélération de
l’inflation. Les politiques économiques mises en œuvre connaissaient leur
limite et les politiques keynésiennes de relance ne relançaient que l’inflation,
sans amélioration sur le terrain du chômage. Les gouvernements ont recherché
des moyens d’action supplémentaires pour maîtriser l’ensemble de ces déséquilibres. Pour
soutenir la croissance stagnante, les États ont dû s’endetter. Pour contenir
l’inflation, ils ont dû proscrire le recours systématique aux déficits
publics. Le développement de marchés financiers suffisamment rémunérateurs
pour attirer épargnants et investisseurs était une réponse séduisante.
D’autant que l’accumulation de la dette dans les pays les plus riches
du monde a favorisé l’essor de marchés de titres publics, à la
fois vastes et liquides. Ces
titres ont pu d’emblée être échangés
dans le monde entier, et ont rapidement dépassé leur rôle initial de financement
des États. Ils sont devenus une matière première au service de l’innovation
financière, et ont permis en particulier l’invention de produits
dérivés destinés à protéger les agents économiques contre les risques,
notamment ceux liés aux variations des taux d’intérêt et des taux de change. Parallèlement,
les déficits extérieurs devenaient très importants : les pays
importateurs de pétrole subissaient les chocs pétroliers, la politique
du président REAGAN au début des années quatre-vingt a creusé le déficit
extérieur aux États-Unis, la réunification allemande a provoqué les mêmes
tensions. Les gouvernements ont donc dû faire face à ces déséquilibres
en desserrant les contraintes de leur balance des paiements. Ils
ont en majorité opté, dans une optique libérale, pour la
suppression totale du contrôle des changes et ont montré une nette préférence
pour les changes flexibles par rapport aux changes fixes. Réponse
efficace, puisque des flux de capitaux internationaux plus intenses combinés
à des changes flexibles ont permis le financement de déficits de paiements
extérieurs beaucoup plus élevés qu’avant, au prix de taux de change
très instables. Des risques nouveaux sont apparus pour les entreprises
du commerce international, que les moyens traditionnels de protection
ne pouvaient couvrir. Les institutions financières ont proposé de nouveaux
instruments (futures, swaps, options…) qui ont connu depuis un tel succès
que la globalisation financière est devenue une tendance lourde et
auto-entretenue, même en l’absence de déséquilibres qui l’on provoquée. D’autres
facteurs expliquent cette autonomie de la finance moderne : du côté
de la demande, le vieillissement de la population dans les
pays développés conduit à un accroissement de l’épargne institutionnelle.
On assiste au développement d’une demande de nouveaux produits financiers
pour la constitution de plans de retraite. L’offre
évolue également. L’activité bancaire, aujourd’hui, est une branche d’activité
comme une autre, dont l’objectif n’est plus de financer au mieux l’économie,
mais de capter une part toujours plus importante du PIB mondial. Les
banques se sont trouvées concurrencées, dans leur fonction traditionnelle
d’intermédiation bancaire, par le développement des financements de marché.
Elles ont dû réagir en proposant des placements mieux rémunérés et ont
généré une ingénierie financière qui fait de l’innovation une arme
face à la concurrence. Elles ont dû aussi se financer par les marchés
plutôt que par le crédit bancaire. Pour s’orienter vers des activités
rentables, elles ont su se poser en intermédiaires indispensables pour
l’accès aux marchés financiers et ont favorisé leur développement en les
rendant toujours plus liquides et efficaces.
De
façon générale, la finance exerce des fonctions régulatrices essentielles
sur l’économie. Elle influence le partage entre consommation et épargne
et par là-même, elle peut favoriser soit la production courante, soit
l’investissement dans les moyens de la croissance future. D’autre part,
lorsqu’elle contrôle la manière dont les chefs d’entreprise gèrent les
capitaux, elle incite à financer les activités les plus rentables et participe
à l’allocation optimale des ressources. L’efficacité des fonctions régulatrices
de la finance dépend son organisation,
et le passage d’un système financier étroitement réglementé par l’État
à un système libéralisé a changé les relations entre la finance
et l’économie. L’économie
d’endettement aux prix administrés était caractérisée par des dépenses
supérieures aux recettes et des investissements financés par la création
monétaire. Cette économie semblait vivre au-dessus de ses moyens. Les
taux d’intérêt étaient rigides à court terme
et le volume du crédit répondait souplement à la demande. Les projets
d’investissement étaient financés et la croissance soutenue. Mais les
déséquilibres économiques n’étaient pas résorbés. Ils étaient absorbés
par une inflation tenace qui augmentait par paliers, avec des conséquences
néfastes pour l’économie : inégalités sociales, chômage, dépréciation
de la monnaie… Les
politiques économiques des années quatre-vingt, en imposant le financement
des investissements par une épargne préalable,
ont, selon les libéraux, assaini l’économie. Les moyens mis en œuvre furent
une politique monétaire restrictive, une baisse des salaires et des impôts
favorisant la part du profit dans la valeur ajoutée, donc l’autofinancement,
une limitation des dépenses de l’État et une privatisation du capital
public pour alléger l’endettement. Mais
la financiarisation de l’économie a ses limites : les taux d’intérêt
des marchés financiers répercutent aujourd’hui tous les déséquilibres
économiques : peur de l’inflation, déficits publics jugés excessifs,
crainte d’une dévaluation de la monnaie. En conséquence, ces taux
d’intérêt sont variables et rendent le
coût du capital incertain et la rentabilité marginale des investissements
aléatoire. Les entreprises sont incitées à faire des placements financiers
plutôt qu’à prendre des risques industriels,
ce qui est préjudiciable à l’appareil productif, à la croissance et à
l’emploi. Ce comportement est d’autant plus favorisé que les rendements
des placements financiers sur le marché financier sont supérieurs au rendement
de l’investissement (effet de levier positif). La finance de marché est donc caractérisée
par une inflation durablement vaincue au prix d’un investissement instable
et d’une succession de vagues d’expansion et de récession. Il y a donc
inversion complète des mécanismes de la régulation économique entre l’ancienne
finance et la nouvelle.
L‘instabilité
cyclique qui est au cœur de la finance contemporaine est exacerbée par
l’espoir d’un enrichissement sans travail, grâce aux plus-values boursières
et immobilières. Les comportements spéculatifs qui s’expriment
librement, sont financés et amplifiés par le crédit. Ils génèrent
booms et krachs sur les prix, faillites et récessions longues et pénibles,
comme la récession provoquée par la spéculation immobilière à la fin des
années quatre-vingt-dix. Les conséquences sont d’autant plus violentes
qu’elles portent sur des systèmes financiers frustres comme ceux des PVD
(crise de 1997 en Asie, impliquant par la suite la Russie et l’Amérique
latine). La
conséquence la plus néfaste de la globalisation financière est que
l’activité économique dépend de la spéculation, avec des revenus de
plus en plus inégalitaires, au détriment des salariés, un emploi sacrifié,
devenant une variable d’ajustement, dans la mesure où l’économie est
au service de la finance. Ces
phénomènes constituent un véritable défi aux Pouvoirs publics. Est-il
possible de bénéficier des avantages de la mobilité du capital liés à
la libéralisation financière et de remettre la finance au service de
l’économie et de son financement optimal ? Cela
suppose des gouvernements désireux d’instaurer de nouvelles règles, des
Banques centrales et des organismes publics surveillant les conduites
imprudentes des acteurs économiques, des politiques anticycliques à l’opposé
des politiques actuelles, trop obsédées par la lutte contre l’inflation. |