L'analyse de M. AGLIETTA

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LA THÈSE DE MICHEL AGLIETTA

M. AGLIETTA est un des meilleurs spécialistes mondiaux des relations entre la finance et l’économie. Sont résumés ici les idées essentielles de son livre Macroéconomie financière (La Découverte, « Repères » éd. 1998).

Qu’appelle-t-on ancienne finance ? Nouvelle finance ? À quelles politiques économiques fait-on allusion ? Les ancrages théoriques sont-ils identiques ? Quels sont les événements qui expliquent historiquement le passage d’une économie d’endettement à prix encadrés et surveillés par les États à une économie financière de marché globalisée ? Pourquoi cette montée en puissance de la finance depuis une vingtaine d’années ? La finance doit-elle être au service de l’économie ou, à l’inverse, peut-elle s’opposer aux intérêts de l’économie réelle ?  

Les raisons de l’émergence de la finance de marché

La finance régule l’économie et influence fortement les économies nationales. Pour M. AGLIETTA, le degré d’équilibre de l’économie réelle dépend de l’organisation de son système financier. La libéralisation financière du milieu des années quatre-vingt a tente de proposer une solution aux déséquilibres de l’économie mondiale du moment. C’est une réponse des États pour financer les déficits publics et extérieurs de l’époque tout en luttant contre l’inflation.

Dans les années soixante-dix, désordres monétaires internationaux et chocs pétroliers ont gravement déséquilibré l’économie mondiale. De nombreux pays non pétroliers, comme la France, ont subi à la fois des déficits extérieurs, un ralentissement de la croissance et une accélération de l’inflation. Les politiques économiques mises en œuvre connaissaient leur limite et les politiques keynésiennes de relance ne relançaient que l’inflation, sans amélioration sur le terrain du chômage. Les gouvernements ont recherché des moyens d’action supplémentaires pour maîtriser l’ensemble de ces déséquilibres.

Pour soutenir la croissance stagnante, les États ont dû s’endetter. Pour contenir l’inflation, ils ont dû proscrire le recours systématique aux déficits publics. Le développement de marchés financiers suffisamment rémunérateurs pour attirer épargnants et investisseurs était une réponse séduisante. D’autant que l’accumulation de la dette dans les pays les plus riches du monde a favorisé l’essor de marchés de titres publics, à la fois vastes et liquides.

Ces titres ont pu d’emblée être  échangés dans le monde entier, et ont rapidement dépassé leur rôle initial de financement des États. Ils sont devenus une matière première au service de l’innovation financière, et ont permis en particulier l’invention de produits dérivés destinés à protéger les agents économiques contre les risques, notamment ceux liés aux variations des taux d’intérêt et des taux de change.

Parallèlement, les déficits extérieurs devenaient très importants : les pays importateurs de pétrole subissaient les chocs pétroliers, la politique du président REAGAN au début des années quatre-vingt a creusé le déficit extérieur aux États-Unis, la réunification allemande a provoqué les mêmes tensions. Les gouvernements ont donc dû faire face à ces déséquilibres en desserrant les contraintes de leur balance des paiements. Ils ont en majorité opté, dans une optique libérale, pour la suppression totale du contrôle des changes et ont montré une nette préférence pour les changes flexibles par rapport aux changes fixes.

Réponse efficace, puisque des flux de capitaux internationaux plus intenses combinés à des changes flexibles ont permis le financement de déficits de paiements extérieurs beaucoup plus élevés qu’avant, au prix de taux de change très instables. Des risques nouveaux sont apparus pour les entreprises du commerce international, que les moyens traditionnels de protection ne pouvaient couvrir. Les institutions financières ont proposé de nouveaux instruments (futures, swaps, options…) qui ont connu depuis un tel succès que la globalisation financière est devenue une tendance lourde et auto-entretenue, même en l’absence de déséquilibres qui l’on provoquée.

D’autres facteurs expliquent cette autonomie de la finance moderne : du côté de la demande, le vieillissement de la population dans les pays développés conduit à un accroissement de l’épargne institutionnelle. On assiste au développement d’une demande de nouveaux produits financiers pour la constitution de plans de retraite.

L’offre évolue également. L’activité bancaire, aujourd’hui, est une branche d’activité comme une autre, dont l’objectif n’est plus de financer au mieux l’économie, mais de capter une part toujours plus importante du PIB mondial.

Les banques se sont trouvées concurrencées, dans leur fonction traditionnelle d’intermédiation bancaire, par le développement des financements de marché. Elles ont dû réagir en proposant des placements mieux rémunérés et ont généré une ingénierie financière qui fait de l’innovation une arme face à la concurrence. Elles ont dû aussi se financer par les marchés plutôt que par le crédit bancaire. Pour s’orienter vers des activités rentables, elles ont su se poser en intermédiaires indispensables pour l’accès aux marchés financiers et ont favorisé leur développement en les rendant toujours plus liquides et efficaces.

Ancienne et nouvelle finance : des logiques opposées

De façon générale, la finance exerce des fonctions régulatrices essentielles sur l’économie. Elle influence le partage entre consommation et épargne et par là-même, elle peut favoriser soit la production courante, soit l’investissement dans les moyens de la croissance future. D’autre part, lorsqu’elle contrôle la manière dont les chefs d’entreprise gèrent les capitaux, elle incite à financer les activités les plus rentables et participe à l’allocation optimale des ressources.

L’efficacité des fonctions régulatrices de la finance dépend son organisation, et le passage d’un système financier étroitement réglementé par l’État à un système libéralisé a changé les relations entre la finance et l’économie.

L’économie d’endettement aux prix administrés était caractérisée par des dépenses supérieures aux recettes et des investissements financés par la création monétaire. Cette économie semblait vivre au-dessus de ses moyens. Les taux d’intérêt étaient rigides à court terme et le volume du crédit répondait souplement à la demande. Les projets d’investissement étaient financés et la croissance soutenue. Mais les déséquilibres économiques n’étaient pas résorbés. Ils étaient absorbés par une inflation tenace qui augmentait par paliers, avec des conséquences néfastes pour l’économie : inégalités sociales, chômage, dépréciation de la monnaie…

Les politiques économiques des années quatre-vingt, en imposant le financement des investissements par une épargne préalable, ont, selon les libéraux, assaini l’économie. Les moyens mis en œuvre furent une politique monétaire restrictive, une baisse des salaires et des impôts favorisant la part du profit dans la valeur ajoutée, donc l’autofinancement, une limitation des dépenses de l’État et une privatisation du capital public pour alléger l’endettement.

Mais la financiarisation de l’économie a ses limites : les taux d’intérêt des marchés financiers répercutent aujourd’hui tous les déséquilibres économiques : peur de l’inflation, déficits publics jugés excessifs, crainte d’une dévaluation de la monnaie. En conséquence, ces taux d’intérêt sont variables et rendent le coût du capital incertain et la rentabilité marginale des investissements aléatoire. Les entreprises sont incitées à faire des placements financiers plutôt qu’à prendre des risques industriels, ce qui est préjudiciable à l’appareil productif, à la croissance et à l’emploi. Ce comportement est d’autant plus favorisé que les rendements des placements financiers sur le marché financier sont supérieurs au rendement de l’investissement (effet de levier positif).

La finance de marché est donc caractérisée par une inflation durablement vaincue au prix d’un investissement instable et d’une succession de vagues d’expansion et de récession. Il y a donc inversion complète des mécanismes de la régulation économique entre l’ancienne finance et la nouvelle. 

La finance contemporaine contre l’économie ?

L‘instabilité cyclique qui est au cœur de la finance contemporaine est exacerbée par l’espoir d’un enrichissement sans travail, grâce aux plus-values boursières et immobilières. Les comportements spéculatifs qui s’expriment librement, sont financés et amplifiés par le crédit. Ils génèrent booms et krachs sur les prix, faillites et récessions longues et pénibles, comme la récession provoquée par la spéculation immobilière à la fin des années quatre-vingt-dix. Les conséquences sont d’autant plus violentes qu’elles portent sur des systèmes financiers frustres comme ceux des PVD (crise de 1997 en Asie, impliquant par la suite la Russie et l’Amérique latine).

La conséquence la plus néfaste de la globalisation financière est que l’activité économique dépend de la spéculation, avec des revenus de plus en plus inégalitaires, au détriment des salariés, un emploi sacrifié, devenant une variable d’ajustement, dans la mesure où l’économie est au service de la finance.

Ces phénomènes constituent un véritable défi aux Pouvoirs publics. Est-il possible de bénéficier des avantages de la mobilité du capital liés à la libéralisation financière et de remettre la finance au service de l’économie et de son financement optimal ?

Cela suppose des gouvernements désireux d’instaurer de nouvelles règles, des Banques centrales et des organismes publics surveillant les conduites imprudentes des acteurs économiques, des politiques anticycliques à l’opposé des politiques actuelles, trop obsédées par la lutte contre l’inflation.