QUI DIRIGE LA FIRME ? LA RÉPONSE DU GOUVERNEMENT D'ENTREPRISE L'entreprise est-elle dirigée par les actionnaires ou ses managers ? Les salariés soumis aux "licenciements boursiers" ont-ils un rôle à jouer au sein du conflit d'intérêt qui oppose propriétaires et dirigeants ? Comment mieux gouverner les entreprises ? Le gouvernement d'entreprise, qui marque la prédominance des actionnaires, résout-il les difficultés ? C'est un véritable débat qui s'est récemment engagé autour de la question de la direction et du contrôle des firmes et de la défense des actionnaires. Ce débat est depuis peu alimenté par les affaires ENRON et ANDERSEN aux États-Unis, qui mettent en cause la confiance accordée aux comptes des entreprises et à la pratique de leurs dirigeants, et de façon plus générale, la fiabilité et la transparence de l'information livrée aux actionnaires, la financiarisation à outrance de l'économie, et les dysfonctionnements d'une régulation trop souvent incontrôlable. L'expression "gouvernement d'entreprise" est la traduction peu fidèle de l'expression américaine "corporate governance" ; en fait, on fait référence au fonctionnement des seules sociétés cotées dont l'objet est la production et la vente de biens et de services. Il s'agit d'un puissant courant d'opinion qui a pris naissance aux États-Unis au début des années soixante-dix, qui recouvre à la fois un débat et une idéologie (Revue des sociétés - janvier-mars1998).
Le débat porte concerne les organes de décision des sociétés cotées (assemblée générale des actionnaires, conseil d'administration, président, directeur général) dont il faut considérer la rationalité d'une part de chaque organe pris isolément, et d'autre part, de tous les éléments dans leurs relations mutuelles. C'est un débat sur le système par lequel les firmes sont dirigées et contrôlées. Nous analyserons la situation des dirigeants, puis celle des gestionnaires d'actif. Les devoirs des dirigeants sont considérables : devoir de loyauté à l'égard des détenteurs de capital, avec une information exacte, transparente et fournie en temps utile, comportement honnête dans les situations de risque de conflit d'intérêt, devoir de diligence pour maximiser la "valeur" dont l'actionnaire peut bénéficier par la croissance des cours et des dividendes. Les dirigeants seraient plus motivés par la taille de leur bureau et des dépenses somptuaires et de prestige, plutôt qu'à "créer de la valeur pour l'actionnaire". Ce dernier est réduit à se fier à ce que les dirigeants veulent bien leur dire de la situation de l'entreprise ; c'est ce qu'on appelle une "asymétrie de l'information". Dans ces conditions, un conseil d'administration comprenant des administrateurs qui n'exercent pas de fonctions de direction dans la société, ne peut qu'accroître l'impartialité du conseil et permettre un meilleur contrôle des opérationnels. Le gouvernement d'entreprise précise ainsi les limites que ces dirigeants ne doivent pas franchir, les devoirs et les responsabilités qu'ils encourent. Face aux dirigeants, les gestionnaires d'actifs pour compte de tiers (communément appelés fonds mutuels ou fonds de pension) doivent rendre à leurs mandants de la qualité de leur gestion des fonds collectifs qu'ils investissent, c'est-à-dire de la pertinence des choix d'investissement ou de désinvestissement dans les sociétés où sont placés les fonds. Pendant longtemps, ils se sont comportés comme de purs opérateurs de marché, ne se sentant pas concernés par la gestion des sociétés choisies, sauf pour en prévoir l'essor et le déclin et partant, leur stratégie financière. Ils s'étaient interdits de siéger dans les conseils d'administration, estimant que cela restreignait leur liberté d'agir sur les marchés en raison des risques de délit d'initié. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les autorités publiques sont intervenues pour leur rappeler leurs devoirs d'actionnaire et après une attitude peu interventionniste voire abstentionniste dans les affaires des sociétés, les gestionnaires d'actifs sont intervenus de manière croissante et ont défini des guides de principes, pratiques et critères de vote dans toutes les assemblées. Le gouvernement d'entreprise se trouve au point de convergence et de tension entre les dirigeants d'entreprises et gestionnaires d'actifs pour compte de tiers. Comme le capitalisme collectif représente une part croissante de la capitalisation boursière mondiale, le principal enjeu du débat est de définir les règles du jeu dans lesquelles les gestionnaires d'actifs collectifs deviennent peu à peu les opérateurs boursiers dominants et les principaux actionnaires des plus importantes sociétés cotées, au point qu'aucun dirigeant de firme ne peut aujourd'hui se permettre de négliger les pressions de ces investisseurs. En 1999, 45 % des actions des entreprises du CAC 40 étaient détenues par des non-résidents, en grande partie institutionnels anglo-saxons, et leur part n'a fait qu'augmenter depuis (Le Monde 26/03/2002).
Le contenu idéologique de la question est de se demander ce qui doit prédominer de l'actionnaire ou du marché face aux dirigeants. La réponse anglo-saxonne est très claire : primauté de l'actionnaire sur les dirigeants, subordination de la gestion de l'entreprise à l'intérêt de l'actionnaire, et en cas de conflit d'intérêt, prépondérance de l'intérêt de l'actionnaire. Cette position s'explique par le contexte d'origine du débat : la prise de pouvoir des "managers" aux États-Unis vers la fin des années quatre-vingt. J.K. GALBRAITH explique qu'ils avaient réussi à exclure pratiquement des conseils les représentants effectifs des actionnaires et les personnalités n'exerçant pas de rôle exécutif dans l'entreprise ou n'étant pas liés aux dirigeants. Il faut ajouter à cela la forte croissance des rémunérations de dirigeants peu performants sous forme de stock-options, l'inefficacité des instruments de contrôle censés garantir la transparence et décrire fidèlement la réalité des entreprises, la ruine d'épargnants trompés, salariés ou non, comme dans le cas de l'entreprise ENRON aux États-Unis. La réhabilitation des droits de l'actionnaire s'imposait pour mettre fin à ces abus. En France, le rapport VIENOT a pointé deux situations où pratiques et comportements sont préjudiciables aux actionnaires. Une première critique porte sur la multiplication des "administrateurs réciproques" dans les principaux conseils, résultat de la pratique des participations croisées, avec en corollaire l'omnipotence des dirigeants exécutifs et l'insuffisante représentation des actionnaires minoritaires. Une autre critique est adressée aux conseils d'administration, dont les membres sont soupçonnés pour le moins d'absentéisme et de négligence. En réponse à ces deux points, Marc VIENOT recommande la limitation du nombre des mandats exercés dans des sociétés cotées par des présidents ou directeurs généraux, l'exclusion des administrateurs réciproques dans certains comités sensibles comme le comité des rémunérations des dirigeants et préconisé que tout conseil comporte au moins deux administrateurs indépendants. Sur le deuxième point, il s'en remet au sens et au devoir moral des administrateurs.
Si pour le droit anglo-américain, la corporate governance exprime le souci que les dirigeants mènent la société dans l'unique intérêt des actionnaires, le droit français intègre également l'intérêt des salariés, se référant davantage à l'intérêt global de l'entreprise. Dans cet esprit, la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) votée en mai 2001, entérine en grande partie l'analyse des rapports VIENOT de 1995 et 1999, et facilite la participation des représentants des salariés aux organes de contrôle et de gestion des entreprises. Les informations requises antérieurement étaient essentiellement financières, les nouvelles sont d'une autre nature, plus "sociétales", ce qui renvoie à la notion d'"entreprise citoyenne". Or, dans une conception classique du droit des sociétés, certaines de ces données, parce qu'elles ne se traduisent pas en coût éventuels pour l'actionnaire, sont indifférentes aux associés participant à l'assemblée générale. Il va falloir désormais prendre en compte ces idées nouvelles. Quittant une conception patrimoniale de l'investissement pour une notion plus politique, la loi espère que l'investisseur choisira d'apporter des fonds à une entreprise à la fois économiquement performante, mais aussi "socialement responsable". Plus précisément, la NRE limite à cinq le nombre de mandats d'administrateurs, incite à séparer la fonction de contrôle (président) et celle de gestion (directeur général), impose une certaine publicité de la rémunération des dirigeants, renforce le rôle du conseil d'administration, le droit des actionnaires minoritaires à agir en justice et celui des administrateurs à recevoir des informations. En outre, la loi NRE instaure la participation du Comité d'entreprise à l'assemblée générale d'actionnaires, mais aussi la loi sur l'épargne salariale et les initiatives des syndicats en la matière. Le second pan du décret du 20 février 2002 oblige l'organe de gestion à indiquer à l'assemblée générale les informatives relatives aux salariés, comme l'effectif, les embauches, les licenciements et leurs motifs, les heures supplémentaires, la main d'œuvre extérieure, l'organisation du temps de travail, l'état de l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, l'insertion des travailleurs handicapés, l'importance de la sous-traitance, les conséquences de l'activité sur l'environnement, les mesures prises pour limiter les atteintes à l'équilibre biologique, les dépenses faites pour prévenir les atteintes faites à l'écologie, la formation du personnel à ce sujet... "Il faut passer d'une analyse de la propriété à une analyse de la prise de décision, estime Élie COHEN, Professeur d'économie à Paris IX, d'une logique de shareholders (porteurs de parts) à une logique de stakeholders (parties prenantes, telles que les les salariés, les clients, les fournisseurs et tous ceux qui constituent un environnement favorable à la capacité d'entreprendre) ; nul n'évitera l'irruption de la société dans les problèmes de gouvernance d'entreprise".
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