L'AFFAIRE ENRON : MANIPULATIONS, IRRÉGULARITÉS OU TRANSPARENCE DES COMPTES ? Aucune société ouverte ne peut fonctionner sans que règne la confiance en la validité des informations sur lesquelles sont fondées les décisions collectives. Ainsi, la transparence des informations financières en même temps que son contrôle constituent les conditions d’existence des marchés financiers. Et pourtant, force est de constater que ces principes ne sont pas toujours respectés. Pour atteindre les 15% de retour sur fonds propres exigés par les actionnaires, les sociétés cotées ont mécaniquement deux solutions : améliorer leurs marges et/ou changer la règle du jeu et modifier leur bilan, notamment en diminuant leurs fonds propres. Comme la rentabilité sur investissement ne peut raisonnablement et durablement être quatre fois supérieure à la croissance de la valeur ajoutée, les moyens d’y parvenir ne sont pas toujours respectables. Quelles sont donc les techniques comptables et financières dont disposent les entreprises pour embellir leurs comptes et améliorer le fameux ratio de return on equity (ROE ou retour sur fonds propres) ? Et où se situe la frontière entre une stratégie habile et justifiée et des actions plus critiquables ? Les pratiques sont disparates, y compris dans le même pays. On peut toutefois mettre en évidence sept techniques fréquemment utilisées : - L’amortissement élastique des survaleurs et « réglage » des fonds propres. Les éléments immatériels (marques, parts de marché, brevets, fichiers clients…) ont une valeur très subjective et peuvent atteindre des valeurs considérables qu’il faut bien inclure dans les bilans. Ces survaleurs correspondent au concept anglo-saxon de goodwill, différence entre le prix payé et la valeur comptable des actifs payés dans le cadre d’opération de croissance externe). Elles sont étalées dans le temps pour ne pas pénaliser les résultats d’une seule année, sur des durées variant selon les entreprises de dix, vingt ou quarante ans. Le changement de durée et de méthode d’amortissement permet de réduire les fonds propres tout en dégageant immédiatement un meilleur ROE. Depuis le 1er janvier 2002, les entreprises américaines n’amortissent plus le goodwill, mais passent, si nécessaire, des provisions pour dépréciation d’actif. Il y aurait aujourd’hui plus de 1 000 milliards de dollars de « survaleurs » à déprécier dans les bilans des sociétés américaines (l’EXPRESS 7/03/2002). - Un autre sujet délicat est le concept de « création de valeur pour l’actionnaire », surtout dans le cadre du gonflement de la bulle des valeurs de haute technologie. Cette notion mélange les performances réelles des entreprises et le gonflement boursier de leurs titres, purement spéculatif. Nous avons déjà signalé que l’impératif de rendement minimal de 15% par an imposé par les investisseurs est impossible à tenir sur une longue période… à moins d’utiliser manipulations et trucages comptables. Par exemple, on peut jongler avec les notions de résultat et exprimer les performances de l’entreprise non pas selon le critère du ROE, trop contraignant, mais selon des critères qui arrangent bien plus les dirigeants, comme l’EBITDA (earning before interest tax depreciation and amortizsation), critère beaucoup plus tolérant puisqu’il s’agit du résultat d’exploitation calculé avant les effets des restructurations financières et des opérations de fusion. Les charges de la dette, les survaleurs et les dépréciations d’actifs en sont exclues. L’EBITDA sera censé refléter la rentabilité « structurelle » de l’entreprise, mais il occulte en fait les effets à long terme d’un bilan déséquilibré. Il a été ainsi facile pour les grands groupes de télécommunications de présenter des taux de progression significatifs dans la période récente, alors même qu’ils croulent sous la dette et les charges d’intérêt et qu’ils auraient dû déprécier des acquisitions achetées en pleine bulle financière. En avril 2001, la COB, consciente de ces dérives, souhaitait que « les sociétés affichant de la création de valeur expliquent au moins comment elles la calculent ». - La consolidation ou changement de périmètre : il s’agit de la façon souvent arbitraire d’inclure ou pas, dans le bilan annuel, toutes les sociétés dans lesquelles un groupe détient des intérêts. Comme l’entreprise multiplie les acquisitions, elle doit reconstituer des bilans comptables rétroactifs appelés pro forma. Elle retiendra la version de la consolidation qui servira le mieux ses intérêts : ENRON avait ainsi réussi à masquer près de 800 sociétés localisées dans les paradis fiscaux. C’est un moyen de dissimuler les pertes ou de soustraire une partie du bénéfice. - Le traitement de la dette : Les groupes cherchent à diminuer, voire masquer, leurs charges financières. Ils créent des sociétés ad hoc officiellement indépendantes, en réalisant des cessions d’actifs plus ou moins justifiées pour y transférer une partie de la dette. ENRON a ainsi crée des centaines de filiales, AIR LIB a revendu sa flotte d’avions à une société qui lui reloue les appareils, France TÉLÉCOM ET THALÈS ont revendu des immeubles, tout en restant locataires. Les charges augmentent, mais l’endettement est minoré. - Un espace reste particulièrement opaque : le hors-bilan, c’est-à-dire les engagements financiers pris par la société, qui ne figurent pas dans les comptes annuels mais qui peuvent se révéler très coûteux à court terme : contrats de location pour une très longue période, cautions données, positions prises sur les marchés des changes ou marchés dérivés… Les risques doivent être détaillés dans les annexes, mais certains groupes restent très discrets sur cet aspect de leur gestion. - L’échange d’actifs : il s’agit de troquer une activité contre une autre en recherchant un accroissement instantané du ROE. VIVENDI UNIVERSAL a acquis l’éditeur américain d’ouvrages scolaires HOUGHTON MUFFIN, opération financée par la cession du pôle de presse professionnelle et médicale. C’est un « swap d’actifs » dont l’intérêt financier est immédiat pour VIVENDI UNIVERSAL dans la mesure où HOUGHTON MUFFIN a une rentabilité opérationnelle et un rendement des capitaux employés bien supérieurs à ceux du pôle de presse professionnel. - La cession ou la fusion : une société peut décider de céder une activité relativement moins rentable que celle de sa maison mère pour se concentrer sur un seul métier qui dégage un meilleur rendement sur fonds propres. C’est ainsi que plusieurs établissements financiers comme la banque britannique SCHRODERS a cédé son activité de conservation de titres, secteur à faible marge, pour se concentrer sur la gestion d’actifs, plus rentables. À terme, le marché de la conservation des titres pourra se concentrer et la structure moins concurrentielle de ce marché permettra de restaurer les marges du nouvel oligopole. Ces restructurations, externalisations et pressions sur les sous-traitants valorisent la rentabilité du capital, ce qui satisfait les actionnaires, mais comportent nécessairement un coût social important en termes d’emplois ; cela correspond, selon la logique libérale, à une optimisation de la combinaison productive. - Le rachat d’actions : une pratique courante consiste à faire valider par les actionnaires le rachat éventuel de leurs propres actions par la société, ce qui permet d’utiliser la trésorerie de l’entreprise pour soutenir le cours de la Bourse, mais aussi d’améliorer le profit par action et le rendement des fonds propres. Selon Patrick ARTUS, économiste de la Caisse des dépôts et consignations, ce mécanisme constitue un facteur artificiel d’amélioration de la rentabilité. Il soutient le cours de Bourse et arbitre de façon malthusienne le partage de la plus value en faveur du capital, au détriment des salaires et de l’investissement. Par ailleurs, les entreprises sont incitées à s’endetter pour réaliser leurs projets d’investissement, mais pas à renforcer leur capital, le coût de l’endettement étant en effet plus faible que le coût des fonds propres. Augmenter le financement par la dette permet d’accroître mathématiquement la rentabilité des fonds propres : c’est l’ « effet de levier financier ». Mais dès qu’un choc macroéconomique se produit, que le coût du crédit devient supérieur à la rentabilité économique des activités, la situation des entreprises endettées devient insoutenable et elles doivent désinvestir et réduire leurs charges pour alléger le poids réel de la dette : c’est l’ « effet de massue financier ». |