L'analyse du texte poétique :

Le Mal
Arthur RIMBAUD


Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu,
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille
Croulent les bataillons en masse dans le feu

Tandis qu'une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant;
- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! 0 toi qui fis ces hommes saintement !

- Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or
Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

Et se réveille, quand des mères ramassées
Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

Poésies, 1870

Versification :

Sonnet en alexandrins. rimes croisées dans les deux quatrains, rimes embrassées puis suivies dans les tercets. Une chute avec point d'exclamation présente le point culminant de la critique. Contre-rejet aux vers 8 et 12, l'un pour une apostrophe, l'autre pour introduire une seconde idée. De nombreux enjambements que l'on peut expliquer par la structure.

Structure : L'auteur cherche à émouvoir, et pour cela il choisit de briser la versification en lui donnant la tournure d'un récit. Tout le texte est constitué d'une seule phrase, introduite par deux subordonnées circonstancielles de temps. Le sujet se trouve au vers 9 : "Il est un Dieu" : après un long constat sur la situation de guerre (1e et 2e quatrains) Rimbaud présente, dans une violente critique, l'attitude de Dieu vis-à-vis de ses fidèles. Ce texte présente, au présent, un constat d'échec.

Champs lexicaux :

- les couleurs : rouges (1) bleu (2) écarlates ou verts (3) d'or (10) noir (13)
- la guerre : mitraille (1) Roi (3) bataillons (4) cent milliers d'hommes(6) fumant (6)
- la religion et la richesse : saintement (8) Dieu (9) autels (10) encens (10) calices d'or (10) hosannah (11) + un gros sou (14) qui par sa solitude, s'oppose à toutes ces richesses.
- l'horreur : crachats a) raille (3) dans 1 la (y folie épouvantable (" broie (5) tas fumant (6) morts (7) rit (9) angoisse (13) pleurant (13) vieux bonnet (13) mouchoir (14)

Quelques figures de style :

Personnification de la guerre (5) Hyperboles (4, 6) font de la guerre une chose difficile à comprendre, à maîtriser, à évaluer.
Au contraire les humains sont transformés en choses (en masse , un tas fumant)
Une apostrophe (8) s'adresse à la Nature, lui donne le rôle de créateur (rôle divin), et montre l'incompréhension du narrateur face au comportement de ces créatures qui s'entretuent.
Une accumulation (10) dans laquelle se mélangent les religions qui croient en un seul Dieu (monothéïstes) décrit le monde de l'église et ses richesses : c'est un monde qui profite de la guerre.

Idées :

Les couleurs du début séparent le monde en deux : le bien et le mal, le paradis et l'enfer, l'homme et la nature.
Les horreurs de la guerre, dans laquelle les hommes sont détruits comme s'il ne s'agissait que d'objets, sont présentées grâce à des métaphores et des hyperboles ("crachats rouges de la mitraille","en masse dans le feu", "un tas fumant")
Des subordonnées relatives montrent le rôle malsain de ceux qui dirigent tout (le Roi et Dieu) et qui s'en moquent ("Roi qui les raille", "un Dieu qui rit")
Le rôle de Dieu est ici tenu par la Nature, personnifiée dans l'apostrophe, et avec laquelle Rimbaud partage le constat pessimiste de ce que sont devenus les être humains pourtant créés bons (vers 8)
Une religion riche : Richesse (accumulation dans la description) et indifférence ( que l'on appelle à l'aide et qui ne réagit pas). Face à la souffrance, les verbes au présent de l'indicatif -présent d'habitude- décrivent l'attitude divine ("qui rit","s'endort","et se réveille...")
La douleur des mères, pauvres ("vieux bonnet noir") qui souffrent et se sacrifient ( "pleurant", "un gros sou lié dans leur mouchoir") est dépeinte en des termes pitoyables faisant appel au sens de la vue.

Conclusion :

Des images fortes, sous le signe de l'émotion et du lyrisme, servent à choquer, à émouvoir, puis à révolter.
Ce poème montre l'incompréhension et la révolte d'un jeune homme face à la guerre (l'auteur a alors seize ans), face à l'impuissance de ceux qui la font et face au manque de réaction de ceux pour qui l'on se bat. Ce Roi qui se moque, ce dieu qui dort ("il est un Dieu") sont étrangers et insensibles à la souffrance humaine, contrairement à la nature, vue comme la Créatrice. Et les femmes, pour sauver leurs maris et leurs fils, se sacrifient, offrant le dernier sou qui leur reste... à un Dieu qui se nourrit de cantiques ou d'offrandes.
Le titre, elliptique, fait ressortir le côté étrange et grotesque de la situation : ce poème est une sorte de définition absolue de ce qui, pour Rimbaud, est le Mal.


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