Alphonse Daudet

Le Petit Chose (Suite)

A partir de ce moment, le fabrique ne battit plus que d'une aile; petit à petit, les ateliers se vidèrent chaque semaine un métier à bas, chaque mois une table d'impression de moins. C'était pitié de voir la vie s'en aller de notre maison comme d'un corps malade.. lentement, tous les jours un peu. Une fois, on n'entra plus dans les salles du second. Une autre fois, la cour du fond fut condamnée. Cela dura ainsi pendant deux ans; pendant deux ans, la fabrique agonisa. Enfin, un jour, les ouvriers ne vinrent plus, la cloche des ateliers ne sonna pas, le puits à roue cessa de grincer, l'eau des grands bassins, dans lesquels on lavait les tissus, demeura immobile, et bientôt, dans toute la fabrique, il ne resta plus que M. et. Mme Eyssette, la vieille Annou, mon frère Jacques et moi; puis, là-bas, dans le fond, pour garder les ateliers, le concierge Colombe et son fils le petit Rouget.

C'était fini, nous étions ruinés.

J'avais alors six ou sept ans. Comme j'étais très frêle et maladif, mes parents n'avaient pas voulu m'envoyer à l'école. Ma mère m'avait seulement appris à lire et à écrire, plus quelques mots d'espagnol et deux ou trois airs de guitare, à l'aide desquels on m'avait fait, dans la famille, une réputation de petit prodige. Grâce à ce système d'éducation, je ne bougeais jamais de chez nous, et je pus assister dans tous ses détails à l'agonie de la maison Eyssette. Ce spectacle me laissa froid, je l'avoue; même je trouvai à notre ruine ce côté très agréable que je pouvais gambader à ma guise par toute la fabrique, ce qui, du temps des ouvriers, ne m'était permis que le dimanche. Je disais gravement au petit Rouget"Maintenant, la fabrique est à moi; on me l'a donnée pour jouer." Et le petit Rouget me croyait. Il croyait tout ce que je lui disais, cet imbécile.

A la maison, par exemple, tout le monde ne prit pas notre débâcle aussi gaiement. Tout à coup M. Eyssette devint terrible c'était dans l'habitude une nature enflammée, violente, exagérée, aimant les cris, la casse et les tonnerres; au fond, un très excellent homme, ayant seulement la main leste, le verbe haut et l'impérieux besoin de donner le tremblement à tout ce qui l'entourait. La mauvaise fortune, au lieu de l'abattre, l'exaspéra. Du soir au matin, ce fut une colère formidable qui, ne sachant à qui s'en prendre, s'attaquait à tout, au soleil, au mistral, à Jacques, à la vieille Annou, à la Révolution, oh! surtout à la Révolution!... A entendre mon père, vous auriez juré que cette révolution de 18.... qui nous avait mis à mal, était spécialement dirigée contre nous. Aussi, je vous prie de croire que les révolutionnaires n'étaient pas en odeur de sainteté dans la maison Eyssette. Dieu sait ce que nous avons dit de ces messieurs dans ce temps-là... Encore aujourd'hui, quand le vieux papa Eyssette (que Dieu me le conserve I) sent venir son accès de goutte, il s'étend péniblement sur sa chaise longue.. et nous l'entendons dire "Oh! ces révolutionnaires I..."

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