CAPITALISME ET MONDIALISATION LIBÉRALE
Pour Amartya SEN
(Le Monde 19 septembre 2001), les débats
actuels sur la mondialisation partent du constat suivant : le monde connaît
aujourd’hui à la fois une misère immense et une prospérité sans précédent
(Le Monde 19/07/2001). Ce sont les contradictions engendrées par l’ordre
mondial libéral qui justifient l’émergence de mouvements contestataires. Le
paradoxe apparent est que ce n’est pas la mondialisation qui est remise en
cause, mais son corollaire d’inégalités sociales. La mondialisation n’est pas un
phénomène nouveau, pas plus qu’elle n’est qu’un simple phénomène
occidental. Elle a progressé pendant des siècles du fait des voyages, du
commerce, des migrations, de l’expansion des cultures, de la propagation des
savoirs et des découvertes. Aux environs de l’an 1000, l’Europe s’est
imprégnée de la science et de la technologie chinoises, des mathématiques
indiennes et arabes. Les mouvements contemporains s’inscrivent dans cette
histoire de l’héritage mondial des échanges croisés. La mondialisation n’est pas néfaste
en soi : on lui doit d’indéniables progrès scientifiques, culturels et
économiques. Une société ouverte plutôt que fermée a sorti le monde d’une
vie que Thomas HOBBES qualifiait de « misérable, bestiale et brève ».
Ce qui reste impératif, c’est une répartition plus équitable des fruits
de la mondialisation. La véritable question est donc
celle du partage inégal des bénéfices potentiels de la mondialisation entre
les pays riches et pauvres, mais aussi entre les divers groupes humains à
l’intérieur des nations. Or, le niveau d’ensemble des inégalités et de la
pauvreté reste préoccupant, malgré toutes les améliorations à la marge que
l’on peut constater dans bon nombre d’aménagements. Même s’il y a croissance globale et profit pour tous les intéressés, la répartition de ces richesses n’est pas forcément perçue comme juste ou acceptable. Lorsqu’il existe des avantages à coopérer, toute sorte d’accords bénéficiant à toutes les parties est envisageable, et préférables à une absence de coopération. Le problème est que le profit pour tous les intéressés n’est pas une condition nécessaire ni suffisante au sentiment d’équité que doivent ressentir les participants aux échanges. C’est ce qu’annonçait déjà
en 1950 le mathématicien, théoricien du jeu et prix Nobel d’économie J. F.
NASH en affirmant qu’en présence de profits issus d’une coopération, la
question essentielle n’est pas de savoir si tel ou tel résultat commun est
pour tous préférable, mais s’il engendre une équitable répartition des bénéfices. A. SEN insiste donc bien davantage
sur la manière dont sont répartis les moyens matériels, exploitées les
ressources humaines et établies les règles du jeu qui prévalent, plutôt
que sur la question de savoir si l’on doit ou pas pratiquer l’économie de
marché. L’État et la société vont
jouer un rôle dans ces domaines, aussi bien à l’intérieur du pays qu’au
niveau mondial, sans pour autant que l’économie de marché doive être remise
en cause. Au niveau national, l’État mène une politique en faveur des
pauvres dans les domaines de la santé, de l’enseignement, de la création
d’emplois… Au plan international, la répartition des bénéfices issus des
échanges dépendent d’accords commerciaux, de législation des brevets, de
transferts de technologies, de politiques écologiques et environnementales… L’économie
de marché est compatible avec des situations institutionnelles fort différentes,
débouchant sur des choix sociétaux différents. Si l’on doit soutenir la
mondialisation eu égard à ses effets positifs, il n’en reste pas moins nécessaire
de se préoccuper dans le même temps des questions politiques et
institutionnelles que soulève la contestation anti-mondialiste, comme la tolérance
à l’insécurité et à la pauvreté, la défense des droits de l’homme, le
pouvoir et la légitimité des ONG (organisations non gouvernementales), la
protection de l’environnement ou la démocratie considérée comme un droit
international.
La thèse de A. MINC
(Le Monde
17 août 2001) recoupe en partie celle de A. SEN. Pour MINC, le capitalisme ne peut fonctionner
de façon satisfaisante que si le jeu du marché et la règle de droit
constituent les deux attributs de la même réalité. Cet équilibre ne peut
plus être assuré au niveau des seules économies nationales : il se déplace
désormais à l’échelle mondiale. En effet, à la globalisation des échanges
répond peu à peu une internalisation des normes et des institutions : la
Federal Trade Commission et la Commission de Bruxelles rapprochent leurs
analyses en matière de concurrence, des agences internationales en matière de
normes alimentaires et de santé publique émergent. La mondialisation sera
heureuse dès lors que le marché et le droit seront aussi indissociables au
plan international qu’ils le sont devenus au plan national, même si le marché
a toujours tendance à prendre une longueur d’avance. Remettre en cause les mécanismes
du marché et la mondialisation serait pour MINC une hérésie : il nous
rappelle (Le Monde 17/08/2001) que l’autosuffisance alimentaire de l’Inde,
la disparition des famines en Chine ont pour origine la libéralisation des systèmes
agricoles, le retour progressif au marché et la réhabilitation de
l’enrichissement personnel. Le décollage industriel du monde asiatique, la
naissance d’un secteur productif et le début d’une concurrence salutaire
avec l’Occident ont la même origine. Le capitalisme fabrique à la fois
efficacité et inégalité ; il ne faut donc pas combattre sa capacité à
produire des richesses, mais plutôt lutter pour des mesures de justice sociale
au sein des pays émergents. Pour
MINC, les notions de spéculation internationale, de violence, d’injustice
et de totalitarisme erratique du marché sont largement des mythes. Le
marché ne favorise pas les puissants pas plus qu’il ne pénalise les faibles.
En fait, il sanctionne, comme ce fut le cas de l’Argentine début 2002,
le dérapage économique d’un pays mal géré, une organisation bancaire obsolète,
un système improductif. La vraie question n’est pas de souhaiter la disparition
d’organismes internationaux comme le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC,
ce qui renforcerait inévitablement la violence des marchés et les inégalités,
mais plutôt d’encourager leur renforcement, l’accroissement de leurs moyens
financiers et leur rôle de régulation des marchés. |