Économistes et écologistes : des liens complexes
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Pour un économiste, le critère par excellence de l'efficacité est l'augmentation des quantités produites, la fameuse croissance, réponse la plus pertinente à tous les maux sociaux, alors qu'un environnementaliste y voit surtout un prétexte à prédation, une source d'inégalités et  des atteintes irrémédiables à la biosphère..

Posons le problème

Un pont entre les deux approches est-elle possible ? Peut-on concilier développement économique et respect de l'environnement ? René Passet oppose l'écologie, logique du vivant et économie, logique des choses mortes. "Alors qu'aujourd'hui l'économie est la fin et la personne humaine le moyen de la servir, je pense qu'il faut retrouver le sens de l'humain - non pas en bonnes intentions - mais en tant que finalité. C'est notre défi". Malgré des rapports complexes et antagoniques, économistes et écologistes sont de plus en plus contraints de travailler ensemble.

Les premiers économistes sont les premiers écologistes

Il y a trois siècles, l'économiste (en fait le physiocrate terme signifiant "puissance de la nature") était par définition écologique dans la mesure où il considérait que toute richesse découlait de l'agriculture qui seule pouvait nourrir les travailleurs et les rendait capables de produire autre chose. Pour François Quesnay, ce sont les richesses des fermiers qui attirent et fixent les habitants des campagnes et qui font la force et la prospérité de la nation. En France, mais encore plus en Angleterre, c'est la révolution agronomique du XVIIIème siècle (fertilisation des terres par des engrais naturels se substituant au repos périodique de la terre mise au repos) qui a permis la naissance de la révolution industrielle. C'est l'unique période de notre histoire où économistes et agronomes eurent des conceptions convergentes du développement à travers une augmentation et une amélioration de la production sans abîmer le capital naturel. La nature fournit de façon généreuse des ressources naturelles et le point de vue des économistes classiques (Smith, Ricardo, Marx..) est qu'il convient d'exploiter et non de gérer ces ressources gratuites et abondantes. La seule chose à redouter n'est pas l'épuisement des ressources naturelles mais l'accroissement inconsidéré des populations (cf R. Malthus). Et si John Stuart Mill a critiqué l'accroissement sans fin de la richesse par l'activité humaine et prédit l'"état stationnaire", ce n'est pas pour des raisons écologiques mais éthiques : "je ne suis pas enchanté de l'idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l'état normal de l'homme est de lutter sans fin pour se tirer d'affaire, que cette mêlée où l'on se foule aux pieds, où l'on se coudoie, où l'on s'écrase, où l'on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable de l'humanité". Des propos tenus au XIXème siècle et toujours diablement d'actualité !

La venue des néoclassiques ( Walras, Jevons...) n'a rien changé quant à l'absence d'intérêt sur l'environnement. Ils s'intéressent au prix et à la concurrence. Lorsque la concurrence est parfaite, la production est maximale et le prix reflète la satisfaction d'ensemble.

Les économistes se préoccupent de bien-être et l'écologie apparaît en filigrane

Alfred Marshall prépare l'approche écologiste en présentant les notions d'économie externes. Ce que fait un agent économique peut avoir des conséquences sur autrui, soit en bien, soit en mal. Le prix reflète alors uniquement la satisfaction privée du vendeur et de l'acheteur. Il faut attendre Arthur Cécil Pigou, élève de Marshall, pour que les questions environnementales soient enfin prises en compte. Nous sommes dans les années 1920 et c'est la naissance de ce qu'on appellera par la suite "l'économie du bien-être". Pour arriver à l'optimum, c'est à dire le bien-être maximum de tous les agents économiques, il faut intervenir sur les mécanismes de fixation des prix, par un système de taxation (pour les créateurs d'effets externes négatifs) et de subventions (pour les créateurs d'effets externes positifs). C'est la naissance du principe de pollueur-payeur qui permet de faire coïncider intérêts privés et intérêt social (ou général).

Quant au cas des ressources non renouvelables comme par exemple le pétrole, il suffit pour H. Hotelling, économiste américain des années 30, que le prix de vente de ces ressources soit calculé non pas en fonction des coûts de production mais en fonction des réserves disponibles, de sorte que le prix reflète la perte de bien-être des générations futures. Ce principe génère une rente au producteur qui doit provoquer une baisse de la demande au fur et à mesure de la raréfaction de la ressource. La rente sert à la reconversion du producteur ou à la recherche de produits substituts à la ressource. Les mécanismes du marché sont alors suffisants et, à l'inverse du principe pollueur-payeur, l'intervention de l'État n'est théoriquement pas nécessaire. Dans la réalité, nous allons voir que ce n'est pas le cas.

Les économistes néoclassiques veulent rejeter l'intervention de l'État et marchéïser les droits à polluer ; c'est un échec relatif.

De fait, les analyses précédentes justifient et sollicitent l'intervention de l'État, soit pour corriger le marché en taxant les pollueurs, soit pour le surveiller et s'assurer que le prix reflète bien l'épuisement de la ressource et non une situation de monopole. Les libéraux ne pouvaient se satisfaire de cette situation si contraire à leur convictions.

Quelles procédures de marché trouver telles que l'État ne soit pas obligé d'intervenir ? Il faut, nous dit l'économiste américain Ronald Coase, que pollueur et pollué arrivent à un arrangement satisfaisant pour les deux parties. Il existe un "prix psychologique" de la pollution, qui résulte à la fois du prix maximal que le pollué est prêt à payer au pollueur pour que celui-ci réduise sa pollution et du montant minimal exigé par le pollueur pour qu'il le fasse. C'est une procédure de marché, entre agents privés, plus efficace que l'intervention d'un l'État qui doit, par un système de taxes, estimer le coût social de la pollution.

Nous constatons que cette problématique a inspiré le marché des permis d'émission (ou droits à polluer). Plus le permis valent cher, plus les pollueurs sont incités à réduire leurs nuisances. Mais ce système n'est valable que lorsque les acteurs sont peu nombreux avec des coûts de transaction faibles. De plus, même avec ce système de permis d'émission, l'État continue de jouer un rôle, puisqu'en tant que représentant des pollués, il fixe le nombre de permis qui seront mis en vente. Le protocole de Kyoto illustre la l'intervention des États qui s'efforçaient d'obtenir le plus de permis possibles pour réduire au maximum les coûts que leurs entreprises nationales vont devoir assumer pour réduire l'effet de serre.

Les économistes ultralibéraux refusent par principe le protocole de Kyoto qui contient "trop d'État"

Pour les tenants de la "nouvelle économie classique", c'est au marché seul de déterminer le niveau optimal des rejets, à partir d'une analyse coût/avantage effectuée par chaque acteur : l'effet de serre peut alors être estimé moins coûteux que de renoncer à un style de vie énergivore. Et si le prix d'une ressource non renouvelable vient à augmenter, les acheteurs modifieront leurs comportement en conséquence. Pas besoin de l'État dans ces situations. Il y a toujours identité entre l'intérêt de chaque acteur et l'intérêt collectif.

L'analyse systémique récente : toute décision doit être collective

Dans cette analyse, qui a inspiré le rapport du Club de Rome en 1969, seuls doivent être pris en compte les effets globaux sur le système ; la terre est un système fermé qui ne peut consommer longtemps plus qu'elle ne reçoit du soleil. Toute action doit dépendre de décisions collectives et le salut viendra de d'évolutions globales, mais alors on est obligé de constater l'existence de freins comportementaux de chacun des acteurs.

Finalement, le problème est constant : il faut choisir entre le primat de la rationalité individuelle et les solutions issues de choix collectifs et de façon générale, force est de constater que l'économie a beaucoup de mal à intégrer les préoccupations environnementales et qu'intégrer les intérêts des individus, des firmes et des États n'est pas chose aisée.


Sources :

-  Alternatives économiques n° 63 - 1er Trimestre 2005 - Le développement durable - Denis Clerc

- http://www.planetecologie.org/ENCYCLOPEDIE/Pionniers/RenePasset.htm : un site qui présente René Passet, son œuvre et son engagement écologiste.

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