LES BANQUES ANGLAISES ET FRANCAISES SONT-ELLES
MALTHUSIENNES ?
Le financier écossais John Law, préconise au XVIIIe
siècle la création d’une banque d’Etat,
un système de crédit et la circulation du papier-monnaie
pour subvenir aux besoins du financement de la France sous la
Régence. Il met en application ses idées malgré
les nombreuses oppositions à son projet. Le système
« fonctionne » pendant quelques années et est
imité par d’autres pays d’Europe. Les billets
émis sont supérieurs en nombre à leur équivalent
en réserves d’or du pays. Sa banque, en 1718, devient
la banque royale et bénéficie d’une garantie
du Trésor royal. En 1718, la confiance dans les billets
s’amenuise et les possesseurs de billets vendent de l’or
en échange. John Law ne peut répondre à leur
demande et l’ édifice s’écroule comme
sous la Révolution avec l’émission des assignats.
Les banquiers deviennent plus prudents après cette expérience
et leurs clients aussi. De tout temps après une faillite,
la méfiance peut s’instaurer. Les banquiers font
preuve de malthusianisme, ils reprennent à leur compte
les idées de Malthus. Celui-ci préconisait la limitation
des naissances par la contrainte morale, pour remédier
au danger de la surpopulation. Pour éviter de perdre de
l’argent, les banquiers évitent de faire crédit
aux clients peu solvables. Les banquiers anglais et français,
couvrant la période de 1840 à 1981 ont-ils participé
à la croissance économique de leur pays dans leurs
pratiques professionnelles ?
Pour répondre à cette question, nous analyserons
le cas de la France, pour nous intéresser ensuite aux pratiques
bancaires anglaises.
Comme le souligne Jean-Charles Asselain, dans l’Histoire
économique de la France, notre pays, malgré quelques
similitudes, est en retard par rapport à l’Angleterre,
notamment dans le domaine bancaire. Le montant des dépôts
dans les banques françaises est cinquante fois moins élevé
que celui des banques anglaises. Les entreprises françaises
préfèrent avoir recours à l’autofinancement
en particulier dans le domaine du textile.
Dans l’industrie d’extraction minière, la
construction de canaux, puis plus tard dans les investissements
ferroviaires, les chefs d’entreprise font appel, non aux
banques de dépôts mais aux maisons de Haute banque.
En effet, la banque Rothschild investit dans les chemins de fer
et fait aussi transiter des fonds de banques étrangères
qui souhaitent apporter leur concours à l’essor ferroviaire.
De même, le Crédit mobilier des frères Pereire
participe à de nombreux projet en France et en Europe par
l’intermédiaire de ses filiales.
La seconde moitié du XIXe siècle voit apparaître
la création de nouvelles sociétés bancaires
qui ont été permises par la modification juridique
des sociétés anonymes, notamment avec les lois de
1863 et 1867, c’est ainsi qu’on peut remarquer la
constitution de la Banque de Paris et des Pays-bas en 1872. Le
système bancaire s’étoffe jusqu’aux
années 1880.
La demande des crédits pour l’investissement est
forte, elle est stimulée par la baisse des taux d’intérêt
et des prix des moyens de production. De plus, l’augmentation
des salaires réels permet d’accroître l’offre
des entreprises répondant à une demande plus diversifiée.
On substitue pendant cette période du capital au travail,
ce qui dope l’activité bancaire. Les banques françaises
ne sont pas encore spécialisées dans un domaine
bien précis, elles peuvent empiéter sur des activités
voisines. Le Crédit lyonnais fondé en 1863 s’occupe
non seulement des dépôts mais aussi d’investissements
financiers et industries.
Les frères Pereire sont des disciples de Saint-Simon,
auteur du livre : Le Nouveau Christianisme. Saint-Simon formule
la morale de la nouvelle société, celle-ci prévoit
une société industrielle gérée par
les chefs d’entreprise. Les banquiers se doivent de participer
à l’essor de ce projet. Les frères Pereire
y concourent en accordant des prêts à long terme
aux industriels sur la base des dépôts à vue.
Pendant quinze années, ils apportèrent plus de quatre
milliards à l’industrie. Mais à la chute de
la bourse, et les attaques des autres banques, notamment la Maison
Rotschild, les contraignent à la faillite en 1866. Les
banques françaises commencent à comprendre les difficultés
de marier banque d’affaire et banque de dépôts.
Mais les années 1880 vont être révélatrices
de plus grands obstacles.
La chute de la Banque franco-hollandaise en 1877, et surtout
la faillite de l’Union Générale de 1882 vont
détourner l’épargne des dépôts
à vue, du risque des crédits à long terme.
Cette épargne va s’orienter vers les titres d’Etat
et les sociétés. Les banques commerciales vont s’occuper
de placer les titres financiers. En 1889, le Comptoir d’escompte
en faillite, devient sous la réorganisation de la Banque
de France, le CNEP (Comptoir National d’Escompte de Paris).
Suite au krach bancaire de 1882, le président du Crédit
lyonnais, H. Germain impose les « règles d’or
» pour sa maison. Il faut pouvoir disposer d’avoirs
en caisse d’une part et effectuer des emplois rapidement
mobilisables à la Banque de France par exemple, d’autre
part, pour faire face aux retraits et remboursements de créances.
Un placement qui devient une créance douteuse, doit obligatoirement
être provisionné par une somme correspondante. H.
Germain par les « règles » qu’il impose
se distingue ainsi des banques d’affaires. Dans les banques
de dépôts ou commerciales, les disponibilités
représentent entre 90 et 100 % des exigibilités.
Cette frilosité du marché bancaire, notamment de
certaines grandes banques, peut être qualifiée de
malthusienne. En effet, les banquiers limitent leurs crédits
et évitent de prendre des risques à long terme.
Jusqu’à la réforme de 1967, en France, les
banques restent spécialisées et les banques de dépôt
qui attirent l’épargne en particulier, placent cet
argent à court terme et financent les Etats du monde entier.
Les banques d’affaires ne peuvent à elles seules
financer le monde industriel.
Les entrepreneurs préfèrent avoir recours à
l’autofinancement comme le relève J.C. Asselain :
« l’accumulation du capital industriel s’effectue
en marge des banques ». Il souligne aussi que le système
bancaire « a rarement exercé un rôle d’impulsion
sur l’industrialisation de la France ». La multiplication
du nombre de grévistes, l’augmentation des dépôts
et de la monnaie scripturale montrent toutefois une réelle
volonté d’expansion des banques commerciales envers
les particuliers. L’offre et les moyens de paiement se diversifient,
cet aspect n’est pas malthusien.
Le système bancaire est étatisé en 1945
avec la loi du 2 décembre. La Banque de France est nationalisée
ainsi que le Crédit lyonnais, la Société
générale, le Comptoir National d’Escompte
de Paris et la BNCI. La création du Conseil national du
Crédit (CNC) cette même année, définit
les objectifs quantitatifs de distribution du crédit. Il
réglemente l’offre de crédit, et en particulier
: les taux, les délais de remboursement, la part de l’acompte,
les prises sur gage, il supprime ainsi toute concurrence entre
les banques. Elles sont aussi divisées en trois catégories
: banques d’affaires, de dépôt et de crédit
à moyen et long terme. Cette législation financière
n’entraîne pas forcément les banques vers un
malthusianisme mais c’est l’Etat qui par ses dépenses
et ses décisions limite ou accroît l’offre
bancaire. En cas de forte inflation il aura tendance à
augmenter les taux d’intérêt pour diminuer
les crédits.
Cependant le rapport de Marjolin-Sadolin-Womso de 1966 constate,
du fait du cloisonnement des banques, l’absence de ressources
financières longues pour l’industrie. En effet, l’épargne
du public s’oriente vers des établissements paraétatiques
(Caisses d’Epargne avec le livret A, Caisse Nationale d’Epargne
de la Poste) ou mutualiste (Crédit mutuel avec son livret
bleu). Les réformes Debré-Haberer qui suivent la
publication du rapport, suppriment la distinction banques /de
dépôts. De plus les sociétés bancaires
sont libres d’ouvrir des guichets et l’Etat se désengage
dans la collecte et les crédits bancaires.
Les banques françaises connaissent une plus grande liberté,
la concurrence est plus accrue et ne pratiquent guère une
restriction des crédits. L’économie française
bascule dans une société d’endettement, ce
qui concourt à accroître l’inflation. Les taux
d’intérêt réels sont parfois négatifs,
ce qui incite les ménages aux dépenses de consommation
et à l’investissement immobilier. Les banques françaises,
depuis 1966, ne font pas preuve de malthusianisme.
Le système anglais se différencie néanmoins
de son homologue français. En effet, au début du
XIXe siècle, les Anglais sont partagés entre les
partisans du banking principle et ceux qui sont pour le currency
principle. Les adeptes de la Banking School (Ecole de la banque),
ont pour doctrine le banking principle qui consiste à laisser
libres les banques dans l’émission de la monnaie.
La libre convertibilité des billets en or devra contraindre
les banques à détenir des réserves et ainsi
à s’autolimiter. Les membres de la Currency School,
dont D. Ricardo, sont pour le « principe de l’échange
». Pour eux, l’émission de billets doit correspondre
aux réserves en or du pays. Le billet ne doit pas être
un instrument de crédit, une trop forte émission
de billets peut générer de l’inflation. Ce
sont les partisans du currency principle qui font valoir leurs
idées, ce qui conduit au Bank Charter Act de 1844 qui limite
l’émission de monnaie fiduciaire.
La Banque centrale d’Angleterre se scinde en deux départements,
l’un chargé de l’émission (Issue Department),
l’autre orienté vers les opérations de banques
(Bank Department). Les opérations de crédit sont
séparées de la création monétaire.
Le Bank Charter Act institue le rôle des banques centrales,
assujetti au monopole de l’émission monétaire
par l’Etat. Le système anglais finit par s’imposer
sous l’impulsion de la Banque d’Angleterre. La monnaie
scripturale répond aux besoins de crédit liés
à l’essor économique du pays. Elle est convertible
en monnaie fiduciaire qui elle-même est convertible en or.
Le principe de banque (Banking principle) se substitue progressivement
au principe de l’échange (Currency principle) et
la fermeté du billet de la Banque d’Angleterre rend
crédible le système.
Celui s’organise au XIXe siècle, sur la pluralité
des banques commerciales. On trouve les Joint Stock Banks (sociétés
par actions) qui s’intéressent aux dépôts
à vue et font des crédits, surtout à court
terme. Parmi celles-ci, on appelle les Big five : cinq sociétés
qui dominent le marché (Westminster, National and Provincial,
Midland Lloyds, Barclays). On trouve aussi des sociétés
qui escomptent les effets de commerce, ce sont les discount houses
ou bill Brockers. Certaines familles richissimes peuvent créer
des maisons de Haute banque comme en France. Ce sont des banques
d’affaires qui sont crées par Rothschild, Haring
et baring (merchant bankers ou private bankers). Ils pratiquent
l’investment banking qui consiste à accorder des
crédits, placer des titres sur le marché financier
et prendre une part au développement capitalistique de
l’entreprise.
De plus, de par sa puissance coloniale, l’Angleterre entretient
des échanges avec ses protecteurs et spécialise
des sociétés bancaires (colonial and foreign banks)
dans le financement de celui-ci. La ville de Londres avec la City
devient la plus importante place financière avant d’être
détrônée par new-York (Wall Street) au XXe
siècle.
Parallèlement aux banques commerciales, se développent
des institutions parabancaires qui accueillent en particulier
les dépôts des épargnants. D’abord locales,
elles utilisent les infrastructures des bureaux de poste pour
s’étendre et seront ensuite chapeautées par
une caisse nationale. En 1861 est crée la Post Office Saving
Bank. Le XXe siècle, ne remettra pas en cause le système
bancaire anglais. Deux grandes catégories de banques se
partagent le marché : les clearing banks (dépôts)
et les merchant banks (affaires). Cependant, au cours des années
soixante-dix, ce système tendra à s’intensifier
vers ce qu’on appelle la « banque universelle ».
Le système britannique, suivant les idées de D.
Ricardo, commence à être malthusien. Le Bank Charter
Act ou banking Act de 1844 est d’inspiration malthusienne
dans la mesure où il faut une adéquation entre réserves
en or et émission de monnaie. Mais les besoins, sans cesse
plus importants, de l’économie de l’Angleterre
font basculer le système vers le principe de banque ou
Banking principle.
La forte notoriété de la place financière
londonienne et des maisons de Haute banque attire des capitaux
étrangers et stimule l’activité bancaire.
La banque britannique domine le monde par ses techniques et ses
réseaux. Entre 1870 et 1914, c’est l’étalon-or
ou Gold Standard qui règle les échanges monétaires
internationaux. Mais le fait de transiter par la City donne de
l’importance à la monnaie anglaise ; le système
s’apparente plutôt à un étalon-sterling.
Malgré leur spécialisation précoce, les banques
anglaises ne sont pas malthusiennes. Elles drainent une banque
nationale importante et attirent les capitaux étrangers.
Les merchant bankers ou les joint stock banks sont stimulées
par la croissance du marché financier ; elles saven prendre
des risques et financer l’économie britannique et
ses colonies. Le système anglais est moins restrictif que
le modèle français malgré quelques périodes
de récession comme notamment les conséquences du
krach boursier d’octobre 1929, il reste non malthusien.
La Banque d’Angleterre, notamment pendant l’entre
deux-guerres, s’occupe de politique monétaire et
de fixation du taux de change. Elle adopte une politique d’open
market jouant sur la variation des taux, régulant l’activité
par une politique de stop and go. Des années soixante-dix
au début des années quatre-vingt, elle adopte une
politique d’encadrement du crédit et durant cette
période, on peut qualifier cette politique de malthusienne.
Néanmoins sur l’ensemble de la période, le
système anglais est moins malthusien que le système
français.
Le système français après des expériences
malheureuses au XVIIe siècle et surtout après les
années difficiles de la fin du XIXe siècle, est
un système bancaire plutôt malthusien. L’exemple
du président du Crédit lyonnais avec les règles
qu’il impose et la spécialisation qui s’instaure,
le montre. Les banques françaises de 1880 à 1967
restent des banques spécialisées, les unes se consacrent
aux dépôts de masse, les autres financent l’industrie.
Après la réforme Debré, la banque «
universelle » est une promesse d’expansion de la finance
et du crédit mais l’Etat, pendant cette période,
doit lutter contre l’inflation et encadre la distribution
des crédits. Par contre, les banques anglaises, même
si elles sont spécialisées, demeurent sur toute
la période des banques non malthusiennes. La place financière
londonienne de par sa renommée, attire beaucoup de capitaux
et stimule l’activité bancaire du pays.