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Les catégories socioprofessionnelles, groupes ou conventions

« Faire société » ainsi s'exprime Robert Castel dans son ouvrage : Les métamorphoses de la question sociale (1995).
Le problème: la cohésion sociale au XIXe siècle où l’industrialisation naissante bouleversa les modes de vie des Français. La société féodale apparaissait comme une « société sans social » et les problèmes de vagabondage et de pauvreté ont amené une nécessité d’assistance. Ceux qui participent à une corporation sont soumis à une réglementation, le marché du travail est fermé, ce sont des métiers jurés soumis au pouvoir royal, les métiers réglés sont assujettis aux décisions municipales. De nombreux ouvriers vivent « au jour la journée ». Le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier est votée, elle stipule : « Il n’y a plus de corporations dans l’Etat ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ». La relation de travail entre employeur et travailleur se fait sur la base du contrat de travail. A société s’organise progressivement autour des classes sociales. C’est dans le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte (1852) et dans le Livre II du Capital que Karl Marx définit la notion de classe sociale. Les classes sociales occupent des positions particulières dans le processus de production économique entre les détenteurs des moyens de production et ceux qui ne sont pourvus que de leur force de travail. Max Weber dans Economie et Société définit les classes sociales dans un ensemble plus global qui est la stratification. Pour lui, les individus se positionnent par rapport à leurs revenus, au prestige social attaché à leur fonction et au pouvoir qu’ils détiennent. La réflexion sur les classes sociales, sur leurs définitions, les critères pris en compte ont permis, notamment en France, d’élaborer des nomenclatures socioprofessionnelles.

L’auteur de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles Jean Porte, explique le choix de ce nom en opposition à celui de « catégorie sociale » trop marquée politiquement et sujet à critique. Les catégories socioprofessionnelles classent l’ensemble de la population en un nombre restreint de grandes catégories présentant une certaine homogénéité sociale. Elles ont été élaborées par l’INSEE en 1950 et utilisées lors du recensement de 1954 et modifiées en 1982. La difficulté du classement est d’ordonner les individus dans des catégories. On peut s’interroger sur leur pertinence, c’est ce que fait notamment Luc Boltanski dans son livre sur Les cadres, sous-titré : « La formation d’un groupe social ». Les cadres forment un « groupe social », il faut comprendre cette notion de groupe comme un collectif de personnes souhaitant « exister » dans la société. C’est pourquoi les catégories socioprofessionnelles peuvent apparaître comme un rassemblement d’acteurs mais aussi comme une conséquence des conventions, c’est-à-dire d’accords, d’arrangements, de compromis entre représentants du personnel et organismes étatiques ayant une certaine légitimité sociale.

Leur présence, depuis les années cinquante, dans la société française, n’exclut pas de se poser des questions d’ordre épistémologique. Les catégories socioprofessionnelles ont-elles une réalité objective ou sont-elles plutôt le fruit d’une volonté de représentation des groupes sociaux ? Dans cette problématique, nous sommes confrontés à une opposition entre une existence objective d’un côté et de l’autre côté à une représentation de la réalité construite par des acteurs sociaux.

Pour tenter de répondre à ces questions, nous cernerons d’abord les catégories socioprofessionnelles comme groupe social, pour nous intéresser ensuite aux conventions entre les différents acteurs, et enfin montrer la dialectique qui est instituée dans le processus de construction.

Avant de devenir des groupes sociaux identifiés par des numéros dans la nomenclature de 1950 ou de 1982, la classification reposait sur une analyse en termes de classes sociales. Karl Marx écrivait notamment pour différencier les classes sociales : « Ceux qui ne possèdent que leur force de travail, ceux qui possèdent le capital et ceux qui possèdent la terre ». Il différenciait les travailleurs salariés, des capitalistes et des propriétaires fonciers. Dans le Dix-huit Brumaire de louis-Napoléon Bonaparte, il examine le cas des paysans et il remarque que les familles paysannes « ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lieu local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale, ni aucune organisation politique ».

Dans la théorie marxiste pour qu’une classe se mobilise, il faut qu’elle prenne conscience de ses intérêts et qu’une organisation concoure à la manifestation de son expression. L’analyse wéberienne est plus proche d’une approche en termes de stratification ; elle englobe des notions économiques, politiques et statutaires. Néanmoins, l’INSEE en 1951, dans son Code des CSP s’inspire d’une analyse classiste et explique notamment leur construction par la « conscience d’appartenir au même milieu social ». Trois critères vont délimiter les groupes : le métier, le statut (salariés, non salariés), et le niveau hiérarchique. La nomenclature de 1982 fait apparaître des professions et non plus des métiers, qui sont regroupées dans des catégories socioprofessionnelles, qui elles-mêmes, sont agrégées dans six groupes.

C’est dans le groupe 6, celui des ouvriers où cette notion de classe sociale apparaît le mieux. En effet, le mouvement social du XIXe siècle, la montée de l’industrialisation, la dépossession des moyens de production, l’extension du salariat, et au départ la faible représentativité politique de l’encadrement font du groupe ouvrier celui qui sut s’organiser et apparaître comme un groupe homogène malgré de nombreuses dissensions. Une cohésion sociale forte au sein du groupe ouvrier, permet à celui-ci d’apparaître, non pas comme une agrégation d’unités disparates, mais avec cohérence et uniformité.

Les accords de l’UIMM (Union des industries métallurgiques et minières) en 1975 témoignent de l’opiniâtreté des syndicats ouvriers envers les représentants du patronat. L’objet des négociations concerna la qualification, les ouvriers voulaient que l’on prenne en compte la qualification des travailleurs, leur formation, leur expérience, leur savoir-faire. Le patronat souhaitait que l’on qualifie le poste de travail, ses exigences. Les accords qui suivirent ont pris en compte quatre critères : le type d’activité, l’autonomie, les responsabilités et les connaissances requises. Cet exemple nous montre que les ouvriers apparaissent plutôt comme un groupe qu’une convention.

De même, si on s’intéresse aux couches moyennes, on remarque que les employés forment aussi un groupe social. En effet, un syndicat comme la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) s’est construit à partir des classes moyennes. Le SECI (Syndicat des employés du commerce et de l’industrie), a alimenté la CFTC en cadres issus des couches moyennes salariées. Ce syndicat se démarquait de la CGT par le refus de prendre part à la lutte des classes et était réservé face au taylorisme imposé par le patronat dans l’industrie. La CFTC issue du SECI valorise les employés comme groupe social et aussi les salariés d’encadrement. Cet exemple nous montre qu’un syndicat, représentant une partie des employés, peut faire apparaître ceux-ci comme un groupe.

La fonction publique donne un exemple de classification qui servira de modèle. Les groupes sociaux souhaitent être représentés dans l’espace social, c’est le cas notamment des cadres.

Dans les arrêtés Parodi-Croizat de 1946, la grille de classement élaborée permettait de distinguer les différents types d’ouvriers. Il y avait cinq catégories (manœuvres ordinaire, manœuvre spécialisé, ouvrier spécialisé, ouvrier qualifié, ouvrier hautement qualifié). La durée de formation les différenciait, entre aucune formation pour les manœuvres et apprentissage d’un métier pour les ouvriers qualifiés. Ces classifications ont fait l’objet par la suite de conventions collectives dans les différentes branches professionnelles. Elles ont servi notamment à l’établissement des grilles de salaire. La nomenclature des catégories socioprofessionnelles (CSP crée en 1950) prit en compte à la fois le métier et le statut professionnel de la personne considérée. La nomenclature des CSP fit la différence en particulier entre « cadres supérieurs », « cadres moyens », et « employés ». C’est le « statut général de la fonction publique » qui permit de codifier les emplois en fonction des formations et concours de recrutement. Les trois catégories A, B, C serviront de base aux classifications. Cette codification des professions va servir de référence aux hiérarchies de salaires et aux compétences nécessaires pour occuper un poste de travail. Une relation est établie et officialisée entre formation-qualificatin-emploi-salaire.

Un groupe social a essayé de s’imposer dans les négociations collectives et la prise en compte des revendications particulières, ce fut le cas des cadres. On peut expliquer la genèse de ce mouvement par une volonté de représentation dans l’espace politique comme le souligne Luc Boltanski dans : Les cadres. La formation d’un groupe social (1982).

Pendant le Front populaire, un groupe social, essentiellement formé d’ingénieurs, souhaite imposer son identité dans l’espace public. Un regroupement de syndicats dont notamment le SIS (Syndicat des ingénieurs salariés), constitue l’organe central de ce mouvement. En 1939, c’est la fondation de la CCM (Confédération générale des syndicats de classes moyennes). Ces nouveaux syndicats sont représentatifs d’une part importante de la population et essaient de s’imposer dans les négociations entre l’Etat, le patronat et la classe ouvrière. Cette classe moyenne fédère les commerçants, petits patrons qui sont caractéristiques de leur patrimoine mais aussi les ingénieurs qui possèdent un capital, non pas économique, mais culturel et social.

Comme le remarque Luc Boltanski, les ingénieurs, partie prenante dans la formation des cadres, ont fait pression sur les représentants de l’Etat pour que soient reconnus le diplôme et le titre comme caractéristique principale du groupe. Ils voulaient se différencier des cadres autodidactes.

Pendant le gouvernement de Vichy, la Charte du travail officialise le terme de cadre. On définit alors le groupe par la mention : « ingénieurs » et « cadres ». Mais c’est la création de la CGC à la Libération (Confédération générale des cadres) qui officialise la présence d’un syndicat décidé à représenter les cadres. Les cadres sont toujours liés au mouvement des classes moyennes. Cet exemple nous montre que la catégorie socioprofessionnelle des cadres qui est apparue en 1950 et reprise en 1982 dans le cadre « cadres, professions intellectuelles supérieures », a été marquée pendant son histoire, d’accords, d’arrangements, de négociations, entre les différents représentants. Elle fut plus l’objet de conventions que l’expression d’un « groupe naturel ». L’instauration d’un régime de sécurité sociale spécial pour les cadres le montre. En 1947, ils ont refusé d’être intégrés au régime général et ont un propre régime de retraite. Comme le note Luc Boltanski, ce travail est à la fois volonté d’objectivation de la catégorie et institutionnalisation dans l’espace social. La FNAC (Fédération nationale d’achat des cadres), témoigne de la nécessité d’accompagner la catégorie pour qu’elle existe, d’attributs spécifiques mais aussi l’APEC (Association pour l’emploi des cadres) dans le domaine de la recherche d’emploi.

Certaines catégories socioprofessionnelles comme les ouvriers, apparaissent plutôt comme un groupe ; d’autres catégories comme les cadres, se révèlent être le résultat de conventions. Durkheim et Mauss dans un texte : « de quelques formes primitives de classification », paru dans l’Année sociologique, en 1903, s’interrogent sur l’acte de classer. Ils écrivent notamment : « classer, ce n’est pas seulement constituer des groupes : c’est disposer les groupes suivant des relations très spéciales… Fonte, classification, implique un ordre hiérarchique ». Les auteurs montrent que les classifications primitives comme celles de sociétés contemporaines se réfèrent à des « systèmes de notion hiérarchisée ». Ce n’est pas un conglomérat de groupes sociaux disparates mais un ensemble de groupes qui « soutiennent les uns avec les autres des rapports définis et leur ensemble forme un seul et même tout ».

Les rapports sociaux qui s’instaurent entre les groupes sont déterminants des conditions d’élaboration et de maintien des classifications. Celles-ci ne sont pas crées ex nihilo mais sont le résultat de négociations, pressions, manifestations entre les différents partenaires.

Le groupe ouvrier comme le remarque A. Touraine dans La conscience ouvrière (1966) a su concilier une « conscience de groupe et la conscience d’un ensemble historique ». C’est pourquoi il n’apparaît simplement comme une convention mais comme un « être social ». La notion de classe sociale pour les ouvriers conviendrait mieux que celle de groupe dans la mesure où une classe sociale est à la fois un rassemblement homogène d’individus ayant conscience d’intérêts communs et volonté d’agir. L’objectivité de la notion de groupe ne met pas en valeur la présence des relations sociales. Comme le remarque Alain Touraine c’est plutôt dans une société photo industrielle, « dominée par le métier et le profit, que la conscience de groupe se trouve libérée ».

Pour Durkheim et Mauss, les « conditions sont de nature sociale… c’est parce que les hommes étaient groupés et se pensaient sous forme de groupes qu’ils ont groupé idéalement les autres êtres ». Le groupe évolue en fonction des relations qu’il entretient avec les autres, les conventions lui permettent de maintenir sa présence et sont sujettes à négociations.

Cette historiographie de la classification se retrouve aussi dans les travaux plus récents d’A. Desrosières et L. Thévenot dans : Les catégories socioprofessionnelles (1988, ainsi que dans : La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique (1993). Les auteurs analysent la notion de représentation qui est à la fois l’articulation entre trois sphères : la statistique, la politique et la cognition. Le travail des statisticiens permet de classer et de chiffrer les catégories sociales. La négociation globale entre les différents partenaires sur la spécificité de chaque catégorie (symbolique, matérielle, hiérarchique), décrit la « représentation politique ». le travail de dénomination facilite les relations entre les catégories. On en déduit que les catégories socioprofessionnelles n’apparaissent pas uniquement comme un groupe ou des conventions mais comme une « construction » évolutive en relation d’interdépendance avec différentes sphères.

Les classes sociales ont permis d’élaborer des nomenclatures socioprofessionnelles. Les deux grilles de classification que nous connaissons ont permis aux hommes politiques en particulier, de prendre des décisions en fonction de la structure de la population française et de son évolution. Les ouvriers formèrent très tôt un groupe organisé en classe sociale, désirant s’opposer à un capitalisme trop brutal. Les syndicats, la CGT en particulier, sont l’expression de ces intérêts et de cette « conscience de classe ». Les cadres, néologisme pour désigner une partie de la classe moyenne qui ne souhaite pas s’asservir aux revendications ouvrières et ne possède pas s’associer aux revendications ouvrières et ne possède pas ou peu de capital économique, forment une catégorie sociale issue de conventions.

En général, on peut affirmer que les catégories socioprofessionnelles, sont le résultat de négociations, d’accords, donc de conventions entre partenaires. Celles-ci reposent plus ou moins sur des groupes historiquement organisés. Il reste à s’interroger et à comparer avec les autres systèmes de classification mondiaux.

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