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Les rapports entre les patrons et les salariés dans l’entreprise vers 1900 en France

En 1886, l’ingénieur Watrin est défenestré à Decazeville. Les mineurs de charbon s’opposent au patronat local, l’ingénieur qui assure la médiation entre la taxe des ouvriers et la direction subit la violence mortelle d’un mouvement protestataire. Le premier mai 1891 à Fourmies, commune du Nord, au cours d’une manifestation ouvrière, la troupe tire sur la foule tuant neuf personnes et en blessant soixante. La charte d’Amiens de 1906 exprime l’idéologie du mouvement syndical et de la CGT (Confédération générale du travail) en particulier. Cette charte mentionne que tous les travailleurs doivent être « conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ».

En 1884, la France reconnaît le droit syndical. En 1892, la journée de travail est fixée à douze heures, elle diminue de deux heures en 1900. En 1907, une loi sur le repos hebdomadaire est votée. La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle marquent un redressement de l’économie française, l’émergence de la grande entreprise productive, de nombreux mouvements de revendications qui s’appuient sur le syndicalisme.

L’Ecole française de la Régulation en économie examine d’une manière diachronique l’évolution du rapport salarial. Pour eux, le début du siècle est marqué par une « régulation concurrentielle ». Le rapport salarial entre patrons et salariés n’est pas soumis à une forte juridiction. L’entreprise conserve l’image mythique du dirigeant qui « gouverne » à de nombreux ouvriers. Le patron est celui qui commande, c’est le chef et très souvent le propriétaire avec sa famille étendue de l’entreprise. Le salarié est celui qui « reçoit un salaire ». Etymologiquement, le mot salaire vient du latin, salarium, c’était l’indemnité du soldat, sa « ration de sel ». L’entreprise peut être comprise comme un endroit où différents facteurs de production (capital et travail) sont rassemblés pour produire des biens physiques ou des services.

La référence est souvent faite à l’entreprise industrielle. L’usine d’Hayange, près de Thionville, de la famille Wendel, stigmatise l’image de l’entreprise où de la campagne environnante, on entrevoit les cheminées des hauts fourneaux. Mais l’entreprise peut être aussi commerciale, comme dans les grands magasins ou bancaire comme le Crédit Lyonnais.

Cette période « vers 1900 », est marquée par la fin de la proto-industrie traditionnelle et l’émergence de la grande industrie .Nous étudierons les rapports sociaux patrons, salariés de 1889 à la veille de la Première Guerre mondiale. Ce rapport s’inscrit-il dans une logique de coopération ou d’affrontement ?

Nous cernerons d’abord l’action ouvrière et son rapport avec le patronat pendant cette période. Après 1880, on assiste à la disparition du modèle du proto-ouvrier. L’ouvrier travaille désormais dans l’usine. Nous nous attacherons ensuite à déceler les rapports entre patrons et ouvriers dans les grands magasins et aussi dans le système bancaire.

L.R. Villermé publie en 1840, le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Il décrit la situation et les mauvaises conditions de vie des travailleurs et l’emploi de jeunes enfants. Le paysan économique de la France change autour des années 1860. La révolte des Canuts de novembre 1831 contre la chute des prix de leurs produits, voulant un meilleur salaire, est vivement réprimée par le pouvoir. La révolte ouvrière de juin 1848 pour la réouverture des Ateliers nationaux, qui permettaient d’embaucher des chômeurs, est écrasée par l’Armée menée par le Général Cavaignac. La fin du siècle va connaître un mouvement ouvrier plus organisé, l’ouvrier sera moins isolé et prendra conscience de la relation nécessairement réciproque avec son patron.

A partir des années 1880, la proto-industrie tend à disparaître, l’ouvrier de métier, fier de son savoir-faire est remplacé par l’ouvrier d’usine. En 1880, la classe ouvrière compte 26 % des actifs et en 1906, ils représentent 30 % des actifs. Cette nouvelle concentration de main d’œuvre dans l’usine entraîne une modification spatiale de la population. La région parisienne, la Loire, Lyon et Saint-Etienne, le Nord-Pas-de-Calais et la Lorraine rassemblent un nombre important de travailleurs. L’espace de travail tend à se fermer, l’ouvrier est contraint de respecter des horaires, de se déplacer pour aller à son travail, l’usine et son patron imposent une nouvelle manière de travailler. Cependant, jusqu’en 1906, le travail à domicile reste répandu. Le « domestic system » se marginalise après 1880 mais il existe toujours.

Entre 1880 et 1920, on assiste à la constitution d’une classe ouvrière qui souhaite revendiquer ses droits. La relation ouvrier-patron s’installe dans l’usine. Le contrôle du procès productif est l’enjeu du pouvoir. La machine remplace le savoir-faire de l’ouvrier de métier, les patrons veulent des ouvriers plus « spécialisés » pour des tâches plus parcellaires et éviter la « flânerie ». L’ouvrier souhaite garder son autonomie et revendiquer un meilleur salaire, des conditions de travail plus acceptables. A la fin du siècle, le patron instaure le système de bonis. Selon le rendement de l’ouvrier, s’il dépasse la base prévue, un excédent de salaire peut lui être accordé. Le souci du patron est d’éviter le salaire à la journée, au temps de présence, préférant un salaire à la tâche mais ce système échoue rapidement. Les patrons sont obligés de surveiller les ouvriers. L’usine apparaît comme un « bagne ».

L’affirmation de l’autonomie ouvrière passe par la création de bourses du travail et la naissance du syndicalisme. La bourse du travail est un lieu de rassemblement des ouvriers en vue d’organiser l’opposition aux conditions imposées par le patronat. La naissance de la CGT, au congrès de Limoges, fédère toutes les institutions existantes. La grève est la pratique contestataire la plus répandue dans le monde ouvrier pour s’opposer au patronat. Les grèves sont, en général, courtes et souvent saisonnières comme le note Michelle Perrot dans son livre : Les ouvriers en grève ( 1975). On compte 770 grèves en 1899 et 1354 en 1906. Les grèves dans la mine, dans la métallurgie et la mécanique sont les plus importantes et dépassent à la fin du siècle, les grèves dans le secteur textile.

D’autres formes de contestation peuvent être notées dans le rapport avec les patrons comme la « flânerie », la perruque (produire pour soi pendant l’heure de travail), freiner le rythme de la production.

Un nouveau rapport s’installe dans l’entreprise, chacun est indispensable à l’autre, l’ouvrier pour sa force de travail au patron et le patron distribuant un revenu à l’ouvrier. L’usine est le lieu où se cristallise le rapport salarial. L’ouvrier peut résister à une exploitation trop forte, la grève si un moyen d’exprimer son mécontentement, le syndicat permet de rassembler la force de revendication. Le contrôle du procès des productions est au centre des enjeux.

Comme l’écrit C. Charle dans son livre : Histoire sociale de la France au XIXe siècle (1991), la montée de la révolte ouvrière «traduit l’échec d’une relation de confiance». La relation qui s’instaure entre le patron et ses ouvriers peut conduire à deux logiques, celle du paternalisme ou celle de la contrainte, de la surveillance comme l’explique M. Foucault dans son livre : Surveiller et punir. La France, pays de tradition chrétienne, le patron peut se penser comme le « père » de ses ouvriers. C. Charle écrit : « le patron pense qu’il fait vivre son ouvrier comme le père de ses enfants ». Le souci du patronat est d’avoir une main d’œuvre disponible, de la fixer pour éviter une chute de la production, de la rendre plus docile, moins revendicatrice. Il cherche à récompenser les meilleurs, dialogue plus facilement avec eux. L’usine est une extension de la cellule familiale. Le patron remplace le chef de famille, il dirige son entreprise en « bon père ». Il n’hésite pas à inviter les méritants aux fêtes familiales.

Un exemple intéressant qui illustre bien le côté paternaliste du patronat est le fabricant de poëles, J.B. Godin à Guise dans l’Aisne. Jean-Baptiste Godin s’est inspiré des thèses de Fourier qui prévoyait la formation de phalanstères harmonieux. Godin crée le Familistère qui comprend l’usine de poëles et le « village » pour les ouvriers. L’ensemble permet une vie autarcique, chacun trouve sur place en plus de son travail, un logement, une école pour les enfants, un lavoir, un économat, des lieux de culture. La vente dans l’économat se fait sur un livret de crédit où les achats sont comptabilisés. J.B. Godin innove dans le domaine de l’hygiène et de la sécurité. Le rapport entre les ouvriers et Godin est un rapport presque filial. L’ouvrier travaille bien, c’est son devoir, le patron lui assure le revenu, le logement, éduque ses enfants,… c’est sa conception de ses devoirs. L’ouvrier est encadré « du berceau à la tombe ».

Le développement de la grande industrie ne permet plus cette utopie communautaire. L’ouvrier prenant aussi conscience du besoin d’autonomie. La division du travail implique aussi une forte discipline à l’intérieur de l’établissement, le procès productif change, l’ouvrier doit s’adapter au rythme de la production. La surveillance devient nécessaire et l’encadrement commence dans les entreprises. La relation patron-ouvrier est assurée par les ingénieurs qui font la médiation. La discipline s’accentue et devient de type militaire. Le contremaître assure la surveillance. Le paternalisme n’est plus de rigueur, l’affrontement en cas de désaccord est inévitable. Les chefs d’entreprise ont parfois recours à la force publique pour « casser » un mouvement ou font appel à une main d’œuvre immigrée qu’ils substituent à la précédente.

La fin du XIXe siècle voit apparaître une nouvelle classe sociale qui se situe entre la classe ouvrière et le patronat. L’employé des grandes sociétés anonymes, des grands magasins parisiens, se place dans la nouvelle organisation du travail. Dans l’usine du Creusot, on compte 300 employés pour 10 000 ouvriers en 1895. Les effectifs d’ouvriers commencent à stagner alors que l’on recrute de plus en plus d’employés. Cette nouvelle classe moyenne semble liée au développement du niveau de vie, au monde qui se concentre de plus en plus dans les grandes villes. Le rapport qui s’établit entre les employés et les patrons est différent du rapport oppositionnel entre ouvriers et encadrement.

L’exemple du magasin : Le Bon Marché créé par Aristide Boucicaut en 1852 montre bien la nécessité de recruter un personnel non manuel pour servir la clientèle. Les employés des grands magasins sont en général moins bien rémunérés que les ouvriers et travaillent souvent de sept heures le matin jusqu’à dix-neuf heures le soir. Ils sont astreints à une tenue vestimentaire qui comprend le costume et le chapeau. Malgré leurs apparences, leurs revenus sont modestes, on peut parler d’une « misère en habit noir ».

Les relations qui s’instaurent entre les employés et la direction des grands magasins sont marquées par le paternalisme. Les dirigeants créent une politique du personnel qui commence à l’embauche où il faut être recommandé pour être pris. Les patrons souhaitent fixer le personnel. Ils réfléchissent à une politique d’ascension sociale où, en entrant comme simple vendeur, on peut accéder, si satisfactions des patrons, au poste de chef de rayon ou même chef de département. Le revenu des employés se décompose en une partie fixe et une commission proportionnelle aux ventes réalisées. La direction du Bon marché instaure pour tous ses employés un système de retraite et un fonds de prévoyance.

On assiste dans le monde du commerce, à une différence entre les grands établissements et les petites boutiques. La direction des grands magasins instaure un système de privilèges pour ses employés dans une volonté de motivation, de fixer le personnel. La direction exige en retour obéissance et dévouement. L’employé se sent obligé d’accepter cet accord implicite. Beaucoup moins nombreux que les ouvriers, moins conscients de leur classe sociale d’appartenance, étant souvent en concurrence dans leur travail, les employés revendiquent moins et acceptent les ordres des patronats. L’éducation augmentant, il s’ensuit pour cette classe, ce que C. Charle appelle le « malaise des employés ». Les employés sont tiraillés entre le désir de rentrer dans la bourgeoisie et en imitent les signes et une condition de vie modeste, soumis à leurs patrons, plus syndiqués, ils vivent dans un entre-deux.

Pendant la révolution industrielle du XiXe siècle, la France prend du retard dans le domaine de la banque. Le système bancaire français possède peu de guichets et privilégie les relations de personne à personne sans passer par un intermédiaire ou une institution financière. Vers 1870, on trouve entre deux et trois mille banquiers locaux. 1863 est la date de création du Crédit Lyonnais et un an plus tard, se crée la Société générale à Paris.

L’exemple de ces deux banques montre la mutation du système bancaire, la banque se déploie dans le pays, ouvre des succursales, fait concurrence aux banquiers locaux et aux grandes maisons parisiennes et embauche du personnel.

En 1896, la banque compte 38 000 employés, et plus de 121 000 en 1921. Le Crédit Lyonnais emploie en 1875 mille employés ; ce chiffre sera multiplié par seize à la veille de la Première guerre mondiale. Le turn over est très important dans le monde bancaire malgré un statut d’employé de banque qui est recherché. La banque de France propose, vers 1900, quarante postes par an pour quatre cents candidats qui se présentent. La grande majorité des employés sont des hommes. Les relations qu’ils entretiennent avec la direction des établissements sont mitigées. M. Dagneau dans son livre : Les agences régionales du crédit Lyonnais, montre que l’employé entretient de bonnes relations avec son patron, il est peu contestataire, il a le sentiment d’être un privilégié, il s’efforce de bien s’intégrer et désire « grimper » dans la hiérarchie. Louis Donizon entre comme groom à la Société générale, à force de travail, persévérance et intelligence, il arrive au poste de directeur général, puis président de la Société générale jusqu’en 1914. Même si ce cas est exceptionnel, les relations entre les patrons et les salariés dans le secteur bancaire sont bien gérées, chacun trouvant satisfaction dans l’entente tacite de l’effort commun. D. Gardey, dans son ouvrage : Les employés de bureau en France, montre que le secteur est plus protestataire qu’en apparence, les employés revendiquant par l’intermédiaire de syndicats.

Les rapports entre patrons et salariés du secteur bancaire sont médiatisés par les responsables de la gestion du personnel. Très tôt, ce secteur a su créer au sein de l’entreprise les départements nécessaires pour s’occuper des employés. Pour intégrer une banque, il faut être recommandé, parfois une enquête est faite sur la famille, un concours peut être aussi un moyen de sélection et une forte mobilité est demandée aux employés. Après tant d’efforts pour rentrer dans la banque, l’employé qui bénéficie de nombreux avantages, peut se montrer « docile » et éviter un rapport de force avec son patron. Les patrons essayent aussi d’établir des relations de confiance avec le moins d’arbitraire possible en développant la gestion du personnel dans le secteur bancaire.

Le monde ouvrier entretient avec le patronat des relations qui suivent deux logiques : une d’entente et surtout une logique d’affrontement en cas de revendications ouvrières. Le monde des grands magasins ou celui de la banque ont des rapports plus complexes avec la direction de leur secteur. Le développement des grands magasins lié à l’évolution du niveau de vie, favorise l’émergence d’une classe intermédiaire entre les ouvriers et les possédants des moyens de production. Conscients de leur nouveau statut, les employés des grands magasins évitent de s’opposer au patronat et préfèrent souvent se soumettre aux exigences du travail. Les patrons sélectionnent aussi fortement leurs salariés. Nous retrouvons le même processus dans le système bancaire. Pour la grande majorité des salariés vers 1900 en France, l’époque voit se construire de nouveaux rapports avec le patronat, moins meurtriers que durant les événements de 1848, mieux organisés, s’appuyant sur de nouvelles structures et institutions, bénéficiant aussi d’une élévation du niveau d’éducation. On peut s’interroger sur l’évolution de ces rapports pendant la période de guerre et peut-être montrer la volonté d’un consensus national.

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