Intérêt et limites des approches
en terme de « relativisme culturel »
Louis Wirth, dans un article intitulé « Le phénomène
urbain comme mode de vie », définit la ville comme
une « mosaïque de mondes sociaux entre lesquels le
passage se fait brutalement. Le juxtaposition de personnalités
et de modes de vie divergents tend à produire une version
relativiste et un sens de la tolérance des différences
… » Louis Wirth était un des représentants
de l’Ecole de Chicago et a décrit en particulier
le « ghetto » comme un lieu de transition entre deux
mondes. Les immigrants qui venaient d’Europe, restaient
quelques mois dans le « ghetto » qui assurait le passage
entre le pays d’origine et le pays d’accueil. Sa vision
de la ville est une juxtaposition de communautés où
les modes de vie, liés au pays quitté, sont différents.
Son approche introduit la notion de relativisme et l’étude
des « différences » pour comprendre et expliquer
les caractéristiques de la vie urbaine et de ses communautés.
D’autres écoles de sociologie ont analysé
avec des paradigmes différents, l’installation des
immigrés et les problèmes de cohabitation des différentes
communautés. Chaque pays produit sa propre culture et «
exporte » en partie celle-ci quand des migrations se produisent.
Mais la culture qui est à la base d’une analyse en
termes de « relativisme culturel » est difficilement
et pluriellement définissable. Dans L'Encyclopédie
de Diderot, celui-ci définissait la culture comme le moyen
d’accéder à la civilisation. Mais c’est
dans le domaine de l’anthropologie que la recherche fut
la plus prolixe. En effet, Edward Tylor définit le premier
la culture comme un ensemble d’habitudes.
Quelques années plus tard, Emile Durkheim et son neveu
Marcel Mauss ont une approche de la culture comme un fait social.
Les différences culturelles sont le reflet des différences
institutionnelles. Mais c’est Franz Boas qui définit
le mieux le relativisme cultures ; pour lui, chaque culture a
sa propre originalité. Les travaux de Margaret Mead chez
les Arapesh ou ceux de Ruth Benedict montrent bien que la culture
d’un peuple n’est pas liée à des principes
universels mais est relative aux différentes sociétés.
Cette pluralité des formes culturelles rejette les approches
en termes d’unicité de la culture.
Nous pouvons retenir la définition d’Abram Kardiner
de la culture. En effet, celui-ci la définit comme «
l’ensemble des institutions qui assurent la cohérence
d’une société ».
La société peut-elle ou doit-elle accepter d’être
composée de communautés ? Comment prendre en compte
les différences culturelles ?
Nous verrons, tout d’abord, que le relativisme culturel
permet une analyse différentielle, pour nous intéresser
ensuite à la gestion des différences par le pouvoir
et terminer sur les questions posées par le relativisme
culturel sur la reconnaissance de l’identité sociale.
Le relativisme culturel permet une analyse en termes de différence
et non de hiérarchie. Mais il faut aussi tenir compte des
valeurs propres à chaque société. En effet,
une société se caractérise par ses valeurs
dominantes, souvent celles qui ont été à
l’origine de sa fondation.
C’est, en effet, le cas de la société américaine
qui fut basée sur les valeurs relatives à l’individualisme.
La conception américaine, dès la naissance d’un
pays, a adopté des valeurs libérales où la
primauté était accordée à l’individu
considéré comme un être responsable. Les libertés
individuelles sont importantes dans ce pays, même si sa
composition démographique s’est faite d’une
juste position de communautés immigrées provenant
de nombreux pays, dont notamment des pays européens. David
Goldberg, dans son livre Multiculturalism, en 1904, distingue
trois modèles d’intégration des immigrés.
Son modèle « assimilationniste » correspond
au modèle où les immigrés sont contraints
d’adopter la culture dominante.
En revanche, la société française s’est
construite autour de valeurs universelles. En effet, depuis la
Révolution de 1789 avec la Déclaration des droits
de l’Homme et du Citoyen, la société française
a mis en avant des valeurs universelles. L’individu doit
adhérer à ces valeurs que le pays souhaite universelle.
La France ne reconnaît pas le groupe ou la communauté
mais un individu-citoyen qui participe à la construction
de la République. La tradition française, contrairement
au Royaume-Uni qui accepte les identités communautaires
ne reconnaît qu’un individu qui possède des
droits et des devoirs.
Ces deux approches, l’une américaine prônant
l’individualisme, l’autre française, mettant
en avant des valeurs universelles imposent aux migrants des modèles
de société. C’est particulièrement
le cas, aux Etats-Unis, où l’ American way of life
est basé sur la volonté de nombreux Américains
d’accéder à la classe moyenne.
L’influence de la middle class américaine a été
très forte sur les immigrants en termes d’acculturation.
La société américaine s’est développée
en privilégiant le couple : production de masse et consommation
de masse. Ces images et cette réalité fortes, comme
la volonté pour exister, de posséder une voiture
et d’avoir une vie pavillonnaire ont marqué les immigrés
et créent une interrogation chez les migrants sur la nécessité
ou non de garder sa culture d’origine.
L’exemple des Etats-Unis montre la force des symboles qui
s’imposent à tous et en particulier aux immigrés.
Le style de vie, le passé, les valeurs fondatrices d’une
nation peuvent être des obstacles à l’intégration
ou le moyen pour certaines de faire table rase du passé.
La culture d’origine doit-elle être prise en compte
par les gouvernements ?
L’évolution de la société américaine
l’oblige à tenir compte du caractère multi-ethnique
et multiculturel de sa population et de réfléchir
en termes de relativisme culturel.
Les dimensions identitaires et ethniques sont devenues des critères
importants dans la façon de gouverner, notamment aux Etats-Unis.
La réussite économique du pays, le haut niveau de
vie, l’échec de l’idéologie communiste
attirent aux Etats-Unis une masse importante de migrants. La communauté
asiatique se développe, notamment sur la Côte Ouest
du pays. L’offre d’emplois non qualifiés dans
le sud du pays par des entrepreneurs peu scrupuleux séduit
de nombreux travailleurs comme le rappelle Aristide Zolberg dans
le livre sous la direction de J. Costa-Lascoux et P. Weil : Logiques
d’Etats et immigrations. Tous ces changements, souvent brutaux,
dans la composition démographique du pays amènent
les pouvoirs à tenir compte du caractère multi-ethnique
et multiculturel de la population
L’analyse de Charles Taylor dans son livre : Multiculturalisme,
Différences et démocraties, permet de comprendre
la nécessité d’une approche en termes de relativisme
culturel. Pour Charles Taylor, l’individu a besoin des autres
pour construire sa propre identité. C’est dans ce
dialogue, ce qui appelle la « relation dialogique »
que l’être humain prend conscience de lui-même.
Pour lui, les relations entre individus sont nécessaires
et permettent de prendre conscience de soi et c’est surtout
dans la sphère publique que la reconnaissance d’identités
différentes doit se faire.
Les valeurs universelles ne peuvent être comprises qu’en
prenant en compte les différences individuelles. L ‘approche,
selon C. Taylor, en termes de relativisme multiculturel devient
une nécessité, notamment pour le gouvernement américain.
De surcroît, l’analyse de David Goldberg dans Multiculturalisme
met en avant un modèle qui conforte la vision de Charles
Taylor. En effet, dans les modèles « intégrationniste
» et « Corporate multiculturalism », les différences
culturelles sont prises en compte. Un exemple souvent mentionné,
fut la reconnaissance de la communauté noire aux Etats-Unis
pendant les années soixante. Le mouvement des droits civiques
a donné plus d’autonomie et de liberté aux
Noirs. Cette reconnaissance dans la sphère publique d’une
différence et la volonté d’égaliser
les droits des communautés ont montré que le modèle
pouvait inclure d’autres cultures.
Les analyses de C. Taylor et D. Goldberg sur le multiculturalisme
montrent la nécessité de reconnaître les différences
pour promouvoir des valeurs universelles. Ces auteurs raisonnent
en termes de relativisme culturel, en montrant les intérêts
d’une prise en compte des différences. Comment cela
se traduit-il dans certains pays en termes concrets ?
Le pouvoir gère les minorités en tenant compte
de certaines particularités. C’est notamment le cas
au niveau local, dans certains pays, où des mesures sont
liées à la volonté de prendre en compte des
différences culturelles.
L’analyse faite sous la direction de Didier Lapeyronnie
et parue dans l’ouvrage : Immigrés en Europe, Politiques
locales d’intégration, montre bien la gestion locale
des différences. Didier Lapeyronnie remarque la «
double ambiguïté de l’intégration ».
Certains pays comme la Grande-Bretagne refusent d’assimiler
les minorités et préfèrent le maintien et
la juxtaposition des différences culturelles. En Suède,
par exemple « on est turc et Suédois ». L’intégration
ne signifie pas « mélange de population ».
Certains pays souhaitent préserver la culture d’origine
des minorités. En Grande-Bretagne et en Suède, les
autorités locales favorisent le multiculturalisme par l’enseignement
de la langue d’origine. Le relativisme culturel, dans ces
pays, n’est pas nié mais accepté, et même
valorisé. On ne cherche pas à le fondre dans un
« moule » national. Il n’y a pas de «
creuset », mais une juxtaposition des communautés.
D’autres pays ont une vision opposée et on ne raisonne
pas, du moins localement, en termes de différences culturelles,
mais en termes de valeurs propres à tous. C’est le
cas de la France où les lois de la République qui
fondent l’enseignement du français pour tous. En
France, l’intégration est conçue comme une
démarche individuelle et un certain ressourcement à
sa culture d’origine. Dans le domaine des droits civiques,
en France et en Belgique, le droit de vote n’existe pas
pour les immigrés non européens. Diverses associations
ou conseils consultatifs peuvent représenter les communautés
mais l’approche en termes de relativisme culturel est très
limitée.
En Europe, deux courants d’approche en termes de relativisme
culturel se distinguent. Les politiques locales d’intégration
sont tiraillées entre une politique de forte intégration
au détriment d’une perte culturelle et une volonté
de représentation nationale multiculturelle avec les oppositions
qu’elle peut soulever. Certains pays raisonnent en termes
de relativisme culturel, d’autres ne reconnaissent pas de
valeur aux différences culturelles. Néanmoins, la
totalité des pays rencontrent des difficultés qu’ils
essaient de résoudre par des mesures différentes.
Comment s’organisent de telles mesures ?
Les politiques de discrimination positive ou Affirmative Action
aux Etats-Unis, sont des politiques qui raisonnent en termes de
relativisme culturel. L’exemple des Etats-Unis permet de
bien comprendre l’intérêt d’un tel raisonnement.
La politique américaine de discrimination positive montre
la prise en compte des différences culturelles. Les communautés
noires aux Etats-Unis ont souvent été l’objet
de discrimination raciale. Ce furent les événements
de Little Rock, petite ville de l’Arkansas, où la
communauté noire demanda les mêmes droits que les
Blancs et notamment en ce qui concerne l’accès aux
mêmes écoles. Cette mise à l’écart
d’une minorité de l’université par une
politique de discrimination a nécessité une compensation.
Celle-ci est passée par la mise en place de quotas de Noirs,
Hispaniques, Asiatiques, dans les universités américaines
en proportion du poids démographique de ces minorités
dans la population totale. C’est une approche en termes
de relativisme culturel qui tient compte des différences
culturelles des communautés. Son intérêt est
de favoriser la mobilité sociale de personnes qui ont un
accès plus difficile à l’enseignement en général.
Les limites peuvent négliger les mérites personnels,
les effectifs peuvent comprendre des individus qui ne «
méritent » pas, par leur travail personnel, l’accès
à l’université.
De telles pratiques n’existent pas en France mais certaines
mesures peuvent d’une façon médiates, favoriser
certaines communautés. En France, les communautés,
qu’elles soient religieuses, ethniques ou culturelles peuvent
se former mais elles doivent rester dans la sphère privée.
Cependant certaines zones géographiques regroupent des
populations défavorisées qui forment des communautés
de fait. Pour pallier à ces désavantages, l’Etat
français a créé les ZEP (zones d’éducation
prioritaires) qui dans une certaine mesure, sont une approche
en termes de relativisme culturel. On tient compte des déficiences
culturelles, d’une partie de la population, pour mettre
en œuvre des moyens supplémentaires. Agir de cette
façon, c’est tenir compte des différences,
donc les relativiser, c’est avoir sans l’exprimer,
une approche en termes de relativisme culturel.
Par la pratique de mesures en terme de discrimination positive,
les Etats-Unis affirment une volonté de tenir compte des
différences entre les communautés. L’intérêt
est de combler les déficits de certains groupes mais ces
approches ne créent-elles pas d’autres problèmes
?
Suffit-il de faire des quotas pour satisfaire les aspirations
à la reconnaissance des communautés ? Nous verrons
dans cette dernière partie que les points de vue peuvent
diverger quand on raisonne en termes de relativisme culturel.
Les approches en termes de relativisme culturel posent la question
de l’identité sociale et de sa reconnaissance. Derrière
les différences culturelles, c’est le statut de l’autre
qui est en question. Certains auteurs sont pour un multiculturalisme.
Michel Wieviorka dans le livre qu’il a dirigé :
Une société fragmentée ? Le multiculturalisme
en débat, en 1996, prend position pour le multiculturalisme.
En effet, même s’il s’oppose aux pôles
extrêmes du « communautarisme » et de l’assimilationnisme,
Michel Wieviorka est pour un multilculturalisme.
Il est favorable à ce que l’Etat français
ait une approche en termes de relativisme culturel. « Vivre
ensemble dans la différence, une différence reconnue
et gérée démocratiquement » et souligne,
dans le cas de la France, que les groupes structurés comme
des communautés, font peu parler d’eux et posent
peu de problèmes comme les communautés portugaises
vivant en France.
Ce point de vue est partagé par Pierre-André Taguieff
dans son livre sous sa direction : Face au racisme ; Rita Kastotyano
qui participe à cet ouvrage souligne que depuis la loi
de 1981 sur les associations, les immigrés en profitent
pour se rassembler au sein de celles-ci. La possibilité
de s’associer crée une identité collective
qui peut-être reconnue par les pouvoirs publics. L’exemple
d’une communauté qui souhaite la création
d’un lieu de culte peut s’exprimer au sein de revendications
collectives. L’Etat serait contraint de ne pas reconnaître
uniquement des identités individuelles mais aussi collectives
et par ce moyen de tenir compte des différences culturelles.
Certains auteurs sont pour le multiculturalisme, c’est
pour eux un moyen de reconnaître des identités collectives
et d’accepter les différences. Ce relativisme culturel
a des limites, ne marque-t-il pas la fin d’une intégration
uniforme à la nation ?
C’est ce que croient certains auteurs, le relativisme culturel
peut témoigner d’un défaut d’intégration.
Joël Roman souligne dans la revue Hommes et migrations, en
1996, son refus du multiculturalisme extrême, en opposant
deux images : celle du saladier (salad bowl) et celle de la mosaïque.
Le « creuset » français a permis d’intégrer
plusieurs vagues d’immigrés tout en maintenant la
cohésion sociale. Le multiculturalisme est pour lui, l’éclatement
du système d’intégration nationale. Ce raisonnement
en termes de relativisme culturel ne permet pas la constitution
d’une citoyenneté commune. Les valeurs républicaines
doivent s’émanciper du communautarisme.
Par ailleurs, le Conseil de l’Europe ne reconnaît
pas de droits aux communautés. En effet, il ne reconnaît
que des droits individuels, des droits aux personnes. L’affaire
des sans-papiers en mars 1996 à Saint Ambroise et en août
1996 à Saint Bernard, montre que l’Etat peut traiter
chaque personne au cas par cas sans reconnaître une «
communauté de sans-papiers ». L’approche en
termes de relativisme culturel, dans une période de crise,
est difficile et montre ses limites. La création en France,
en 1989, du Haut Conseil à l’Intégration ne
montre-t-il pas le souci du gouvernement de continuer dans une
politique d’intégration, donc sans tenir compte des
différences culturelles ? Même dans le cas de ZEP,
les enfants étrangers ne doivent pas être traités
à part mais en tant qu’élèves en difficulté.
A l’opposé, en Grande-Bretagne, dans le domaine de
l’éducation, l’enseignement passe par la reconnaissance
de différentes cultures.
Deux groupes de pays se distinguent dans les approches en termes
de relativisme culturel. D’une part, ceux qui prônent
le respect des identités communautaires et acceptent une
certaine liberté de vie communautaire. D’autre part,
ceux, comme la France, riches d’un passé, mettent
en avant des valeurs universelles et favorisent l’intégration
des immigrés en ne tolérant les différences
culturelles que privatives. L’approche que les chercheurs
peuvent faire, en termes de relativisme culturel est intéressante
pour montrer comment chaque Etat et communauté immigrée
prennent en compte les différences culturelles. Des politiques
locales ou nationales peuvent s’ensuivre où l’on
essaie de compenser ces inégalités. Cette reconnaissance
de différences ne peut passer que par une volonté
politique de reconnaître des identités plurielles
et métissées. Les identités peuvent remettre
en cause les fondements d’un Etat-nation sur lequel est
bâti les valeurs de la société. |